Episode 1.2 : Raconte !
Ébouriffé, crasseux, couvert de
loques...
Job balaie l'assemblée du regard.
Il est assis en tailleur au centre
d'une clairière fleurie, devant un auditoire de lapins impatients de
connaître ses mésaventures. Ils attendent, couchés en gradins, les
oreilles allongées sur le dos pour la plupart.
Surgissant de sa barbe, une araignée
court se réfugier dans la longue tignasse emmêlée de ses cheveux
noirs.
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« Eh bien, commence Job... »
Toutes les têtes se tendent en avant.
« Je ne sais pas trop par où
commencer ! »
Une oreille blanche se lève, à
l'avant de l'assemblée.
« Moi, moi, je sais, s'écrie un
lapin blanc en sautant sur place ! »
C'est un véritable albinos. Son corps est minuscule, surtout comparé à ses oreilles immenses. Ses yeux rouges
pétillent tandis que ses camarades se remettent à ruminer... chacun y va de son petit commentaire :
« Et voilà, soupire l'un !
- Y'a Bob qui se rallume, dit un
autre !
- On n'est pas sortis du chapeau ! »
Peu à peu, le brouhaha se calme.
Vers le fond, une voix haut perchée dit
encore :
« Que quelqu'un lui retire les
piles ! »
Enfin, c'est à nouveau le silence.
Le lapin blanc a rentré la tête dans
les épaules.
Il lance de furtifs coups d’œils
autour de lui.
« Euh... oui, risque Job ? »
L'albinos relève la tête et dit :
« Essaie du début !
- Quoi ? »
L'animal hésite un instant, puis...
« T'as qu'à commencer du début !
- Ah ! »
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Job le contemple encore quelques
secondes... le lapin pas tout à fait ; son regard vise un peu à
côté de lui.
L'homme reprend :
« Heu... merci !
- Pas de quoi !
- Bon alors, réagissent les
autres ?
- On peut savoir ?
- On aimerait voir la séance !
- Remboursez ! »
Job laisse une fois de plus les lapins
se calmer.
Enfin, posément, il commence :
« Voilà : j'étais
charpentier et fils de charpentier, comme le Christ. Je construisais
les plus belles maisons du pays. »
Tout-à-coup, une oreille blanche se
lève :
« Excuse moi, mais...
- C'est pas vrai, s'excite
l'assemblée !
- On saura jamais l'histoire !
- Enfermez-le dans une boîte, qu'il disparaisse ! »
L'albinos balaie les autres du
regard...
« Désolé, lance-t-il ! Je
m'excuse de vous demander pardon, mais... »
Il se tourne vers Job :
« C'est quoi, le Christ ? »
Un ange passe.
Un par un, les lapins se remettent à
ruminer, plus calmement...
« C'est pas faux !
- C'est vrai, ça !
- C'est quoi, le Christ ? »
Désarçonné, Job reprend :
« Heu... eh bien... le Christ,
c'est Jésus ; notre sauveur ! Le fils de Dieu !
- Oooohhhhhhh, s'émerveillent les
lapins ! »
Vers le fond, un gros brun aux oreilles
courtes se dresse sur son train arrière. Il demande en levant une
patte :
« Donc Dieu, c'est un
charpentier ?
- Non !... Enfin si, en quelque
sorte, mais... Le charpentier c'est Joseph.
- C'est qui, Joseph, interroge un
noir et blanc à poils longs au centre ?
- Joseph, c'est le père adoptif de
Jésus.
- Donc Dieu est mort, réagit un
gros noir dans le fond ?
- Non, non ! Bien sûr que non,
Dieu n'est pas mort ! »
Un brouhaha monte dans l'assistance.
« Alors il a abandonné son fils,
s'insurgent plusieurs d'entre eux ? »
- Mais non ! Euh... »
A présent les lapins murmurent entre
eux.
Finalement le gris au premier
rang s'avance et dit :
« Excuse-nous, on t'a pas posé
la bonne question ! »
Il tend le cou vers Job, pour ruminer
de ses moustaches blanches :
« C'est quoi, une maison ? »
Quelques secondes passent.
Enfin, Job reprend :
« Une maison, c'est un abri pour
les humains comme moi. On les construit en bois ou en
pierre.
- J'ai rien compris, se lamente
l'albinos ! »
Au premier abord, ses immenses oreilles
le font paraître adulte, mais il a une bouille vraiment jeune.
Il louche !
Derrière lui, un lapin blanc-crème se
penche et zozote :
« C'est comme un terrier, mais
posé sur la terre. Tu peux baisser tes oreilles, s'il te plaît ?
- Aaahhh !
- Et alors, poursuit le lapin gris,
tu construisais les plus belles ?
- Les plus belles du Pays, reprend
l'homme en écho. Les miennes étaient en bois. »
Tous les lapins sont à nouveau couchés
dans l'herbe.
L’œil égaré dans ses souvenirs,
Job soupire :
« Je les construisais par
panneaux. »
Un ange passe encore. Enfin, l'homme
regarde l'assistance :
« Jusque-là, on construisait en
tunnel. On montait une charpente sur des fondations... »
Il balaie l'assemblée du regard...
« On fabriquait d'abord un
squelette. Un squelette en bois, en forme de tunnel ; coupé en
rectangle, mais avec un sommet pointu. On fixait des planches tout
autour pour recouvrir la charpente, en ménageant des ouvertures. On
recouvrait aussi l'intérieur pour faire des murs et se tenir au
chaud. Ensuite, on couvrait le toit avec du chaume, de la tuile ou de l'ardoise. La forme des maisons restait classique ; rectangulaire.
Moi, je construisais d'abord les murs.
J'assemblais un coffrage par terre...
le squelette d'un seul mur. Je le couvrais de planches sur deux
couches ; volige et bardage, en laissant une porte ou une
fenêtre à l'occasion. Ne restait plus qu'à lever la cloison et
passer au mur suivant. A la fin seulement je couvrais l'intérieur.
Avec cette méthode, je pouvais donner
huit côtés à une maison !
- Waaahhhhhh, s'émerveillent les
lapins.
- Huit côtés à un terrier, rêve
l'un !
- Ça doit être beau, fantasme un
autre !
- Mon prochain, je le fais comme ça,
décide un troisième !
- Non, s’extasie son voisin !?
- Ça alors, réalise un cinquième
lapin !
- Nous aussi, on peut, terminent-ils
tous en chœur ! »
A présent, tous les lapins se
congratulent les uns-les-autres. Ils se serrent l'oreille, la tête
penchée l'un vers l'autre, en se félicitant :
« Bravo, t'es un génie !
- Toi aussi ! »
Puis passent à l'autre voisin :
« Bravo !
- Belle performance !
- T'as vu ?
- Ouaich, nous aussi, on peut !
- Évidemment, pour construire, on
creuse !
- Moi, mon terrier, il aura neuf
côtés.
- Et moi douze ! »
Enfin, tous se tournent vers Job.
Au premier rang, le lapin gris allonge le
cou :
« En fait, t'es un genre
d'inventeur ? »
Job réfléchit un instant...
« Oui, mais j'ai juste inventé
une façon de construire !
- Et tes maisons avaient huit
côtés ?
- Pas forcément ! Je pouvais
donner la forme que je voulais à une maison ! Un jour, un roi
m'a commandé une tour pour sa fille.
- Il voulait la mettre en cage,
demande l'albinos ?
- Non, c'était juste une mode. En
ce temps là, il était de bon ton que les princesses attendent leur
prince charmant cloîtrées en haut d'une tour, gardées par un
dragon. »
Au premier rang, un tout petit lapin brun s'avance et risque:
« Un vrai dragon ?
- Non ! Enfin presque !
C'est comme-ça qu'on surnommait les gouvernantes. Quoique... »
Le regard de Job se perd à nouveau
dans le vide...
Il balaie le premier rang des yeux...
Tous les plus jeunes lapins sont
devant.
Enfin, il se décide :
« Dans le dernier pays que j'ai
traversé, il y a une légende qui court ; celle d'une princesse
qui attend, gardée par un vrai dragon. »
Tous les petits lapins au premier rang
frémissent.
« Un gigantesque lézard volant, avec des dents et des griffes à vous déchiqueter toute une clairière de lapins en une seule assiettée mais... allez savoir... si ça se
trouve, le surnom des anciennes gouvernantes a dégénéré en
légende...
Pour la fille de ce roi, j'avais bâti
une immense tour en bois. Elle s'élevait sur huit étages. Son
rez-de-chaussée avait douze côtés. Le premier étage, onze ;
Le deuxième, dix ; le troisième, neuf et ainsi de suite
jusqu'à quatre au sommet. C'était une magnifique pièce montée.
- Et alors, demande l'albinos, les
yeux écarquillés de travers ? »
Job laisse passer quelques instants,
les bras levés devant lui.
On entend toujours souffler le
feuillage des arbres tout autour.
Un bourdon vient voleter, lourdement,
devant ses paumes ouvertes doigts en l'air.
En vrombissant, le gros insecte jaune et noir touche un annulaire, puis un index,
passe à l'autre main ; renifle un pouce, un auriculaire et s'en
va.
Tous les lapins ont les oreilles
tendues en avant.
Enfin, Job se décide :
« Un tremblement de terre est
passé. »
A suivre...
Eric Gélard
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