mardi 3 juillet 2012

Les Raves se racontent au Présent 1.2

Épisode 1.2 : Je fuis


La nuit est claire, mais il n’y a pas de lune.
Juste des constellations étincelantes…
Je trébuche dans les hautes herbes.
Le sentier serpente, doté d’une vie propre.
J’essaie de marcher sur l’herbe couchée, mais le sentier ne veut pas de moi.
Il m’éjecte hors piste dès que je lève le nez vers les étoiles.
La couronne boréale ! La constellation en forme de fer à cheval aplati se tient presque au zénith, devant moi.
Je me penche en arrière…
Partout, ça vibre.
Sur le sentier, dans les hautes herbes... le champ et la forêt ont disparu...
Et ça vibre.
Je distingue un étang sur la gauche.
Même à l’envers, sa surface vibre, comme si des milliers de poissons minuscules sautaient en rythme.
Il fait nuit, c’est champêtre, mais on n’entend aucun oiseau.
Juste une vibration énorme, multiple, incroyablement rythmée. Je l’entends non seulement avec mes oreilles, mais aussi avec la moindre parcelle de mon corps.
Je suis presque plié en arrière, les yeux dans les étoiles.
Cette grande casserole, dans le ciel…
Je m'exclame :

« La Grande Ourse ! »

Je compte à partir de ses étoiles…
L’Étoile Polaire est juste dans mon dos.

« Donc on va vers le sud, conclue-je en me redressant.
- Au moins, t’as oublié d’être bête ! »

Je sursaute.
J’ai les pieds dans l’herbe à côté du sentier, le nez presque dans un bosquet d’ajoncs.

Un barbu se tient devant moi !

Grisonnant, chevelu, vêtu d’une espèce de cache poussière sombre.
Je lui demande :

« On se connaît ? »

En s’approchant, il s’exclame, visiblement contrarié :

« Oh, pardon ! Je t’ai confondu avec un pote !
- Ah ! Désolé !
- Mais, viens, le son, c’est par là.
- Le son ?
- Mais oui, tu rêves !
- Aaahhhh, oui, oui ! C’est ça, je rêve !
- Alors viens, c’est par là ! »

Je le suis…
Enfin, j’essaie, dans l'herbe couchée.
J’avance d’un pas plus que mal assuré.
A gauche, l’étang se rapproche.
Il va bientôt toucher le sentier.
Au-delà, une rangée d’arbres en ombre chinoise sépare l’eau du ciel.
En arrière…
Un animal nous suit.
Énorme !
A quelques pas derrière nous !
Je ne vois que l’ombre d’un… d’un monstre effrayant à quatre pattes.

Peu rassuré, je me remet droit et je lance :

« J’espère qu’on va le retrouver !
- Qui, demande l’homme sans se retourner ?
- Mais, ton pote !
- Ah ! Merci ! »

Lui marche d'un pas bien assuré dans l'herbe. A croire qu’il a randonné dans le noir toute sa vie. Je dois presque serrer à droite pour éviter de me retrouver les pieds dans l'eau.
Le nez dans les ajoncs, je lance :

« Et alors, heu, y'a encore des véhicules qui passent par là ?
- Ouais, répond-il sans s'arrêter. Mais surtout d'anciens modèles.
- Ah bon ?
- Eh ouais. L'eau, c'est pas bon pour les planantes. L'herbe non plus, d'ailleurs...
- Ah ! »

Sur la droite, la lande se fait plus rare.
A gauche, le sentier s'écarte de l'eau.
Je reprends :

« Vous savez... »

A nouveau, le chemin longe un champ, sur la droite ; un terrain envahi de hautes herbes.
Les ajoncs ont comme sauté à gauche du sentier. Plus loin, je distingue encore l’étang...
Je sens une présence, derrière moi.
Malgré la vibration omniprésente, j'entends trotter dans l'herbe...
Je crie :

« Je crois qu'on est suivis par un loup ! »

L'homme se retourne :

« Sans blague ! »

Pliant les genoux, il se penche en avant, sifflant entre deux doigts de chaque main.
Puis, tendant les bras :

« Worf ! Allez viens, pépère ! »

L’animal me frôle sur la gauche.
Grand, mince, gris, il s’élance vers les mains tendues du barbu. L’homme lui attrape le museau et lui flatte les oreilles.

« Ça, c’est un bon copain, ça. »

Puis, à mon attention :

« Tu vois ! C’est pas un loup, c’est mon chien !
- Ah !
- Houuuuu ! »

Je sursaute.
J’ai entendu ululer une chouette !
Ou alors c’est cette musique.
Par dessus les vibrations qui secouent l’eau et l’herbe… droit vers le sud, une clochette chante une mélodie insidieuse. A l’oreille, elle danse avec d’autres sons moins définissables, entre la scie musicale et… peut-être bien, oui… des chants d’oiseaux !
Je me sens attiré par cette musique.

« Viens, dit l’homme en se redressant. C’est par là. »

Il reprend sa marche, le chien à ses côtés.
Tout en essayant de les suivre, je demande :

« Et alors, heu… il s’appelle Worf ? »

A gauche de l’homme, je vois le chien se raidir. Il trotte toujours, mais l’échine et la queue baissées.

« Ouaip, répond l’inconnu sans ralentir. Pourquoi ? »

J’ai dû rêver.
Mais oui, c’est ça, je rêve !
Ça ne parle pas, un chien. Ça ne comprend pas, non plus, ce qui se raconte !
Indécis, je réponds :

« C’est joli, Worf. Facile à prononcer pour un chien ! »

Tout à coup, le chien se relâche.
L’échine bien haute et la queue balayant l’herbe, il revient vers moi.
Voilà maintenant qu’il a l’air content !
Il essaie de caler son museau dans mes mains.

« Je crois que tu t’es fait un copain, lance l’homme par dessus son épaule.
- Mais enfin, mais… ah ! Mais alors, je sais pas comment ! »

Le barbu commence à prendre une bonne avance.
Mais avec le chien dans les pattes… j’ai du mal à me concentrer sur ma trajectoire.
La bête avance maintenant à ma droite.
Une double cicatrice s’est taillé un chemin de part et d’autre de son œil gauche.
On dirait presque un masque.
Ou alors, il en aurait bien besoin, comme le fantôme de l’opéra.

Flouf !

Je suis encore dans l’herbe.
Non, je suis toujours sur le chemin.
On dirait qu’une énorme touffe de hautes herbes s’est soudain dressée devant moi ! »

Gneurk, gneurk, gneurk !

« « C’est pas drôle ! »

Ma voix retentit par dessus la vibration et les musiques.
J’ai crié vers les étoiles.
Quelque-chose s'enfuit, vers la droite.
Les herbes bougent, vibrant plus encore que leurs voisines.
Elles tracent une trajectoire qui fonce vers une masse sombre, plus loin…
Grosse comme une voiture…
Posée dans l’herbe.
Il y en a d’autres, apparemment, disséminées dans le champ.
Plus loin, je vois juste quelques dos sombres qui dépassent d'une brume blanche.

« Eh ! »

Je baisse brusquement la tête.
Le chien est assis là, à mes pieds dans l’herbe.
Il me regarde.
Il me dit :

« T’entends des voix ? »

Je relève la tête.
J’enjambe la touffe d’herbe.
Il faut que je rattrape le barbu.

« Eh ! »

Le chien avance à côté de moi.
Je peux rattraper l’homme, si je fais attention à ma route.

« Écoute, regarde moi ! »

Je tourne la tête vers le chien.
Il laisse passer un instant, puis s’exclame :

« C’est pas croyable ! »

Je butte sur le sentier.

« Ok, reprend le chien, regarde ta route ! »

Comment a-t-il fait ça ?
Fait quoi, d’ailleurs ?
Je me suis rapproché du barbu.
Je vois une lumière, sur la droite.
Un véhicule s’approche, au loin.

« Eh ! Je te jure, c’est pas grave !
- Mais t’es un chien, lui réponds-je sans me retourner. »

Il me rattrape.

« Fine observation, mais on s'en fout ; tu rêves ! Et puis, je suis d’espèce canine. Un peu de respect, s’te plaît. »

D’espèce canine !?

« De race, tu veux dire ?
- Quoi ? »

Les phares se rapprochent du sentier, droit devant.
J’essaie encore de semer le chien, en passant sur l’autre sillon, à gauche.

« D’espèce, Monsieur, reprend le chien en traversant le mur d’herbe au milieu du sentier. Là d’où je viens, ça a été officiellement reconnu, en raison de la diversité des races. »

A la lumière des nouveaux arrivants luisent d’autres phares, éteints, dans la brume.
Ce sont bien des voitures.
Ce champ sert de parking.
La nouvelle venue passe devant ce qui semble être une camionnette sombre, vers le fond à quatorze heures..

« Moi, continue le chien, c’est à ta place que j’aurais les boules !
- Quoi ? »

Je reviens sur la tranchée de droite, à travers les herbes au milieu du sentier.

« Ben oui, poursuit l’animal en jaillissant du mur d’herbes. Toi, t’es un humain. »

Le barbu est toujours droit devant, à trois ou quatre mètres.
Sans m’arrêter, je demande :

« Et alors ?
- Alors, me poursuit le chien ? Tu t’en es peut-être pas rendu compte encore, mais… »

Il se rapproche, presque à trotter dans mes jambes :

« Toi, ta race est déjà la dernière représentante de son espèce. Et les tiens trouvent encore les moyens de s’entre-tuer pour des questions de couleurs, de religions et même d’arts de vivre. Warf ! T’es mal barre !
- Ça parle pas, un chien !
- Mais puisque tu rêves ! »

J’accélère le pas, évitant soigneusement touffes d’herbes et mottes de terres.
Le chien me poursuit encore :

« Arrête de résister ! C’est moi que ça fatigue, là. Toi, tu dors.
- Quoi ?
- Tu rêves ! Donc tu dors ! Là, t’es dans ton lit. C'est pas la peine de courir ! »

Ça paraît logique.
Je ralentis un peu.
Il reprend :

« Donc si t’entends des voix ou si tu discutes avec un chien, t’inquiètes, c’est rien, c’est normal. Tu rêves ! »

La nouvelle voiture se rapproche du sentier, droit devant. Elle va se garer à peine à trois mètres de notre route. Gris clair sous les étoiles, ovoïde, elle évolue à un mètre du sol, sur un lit de ce qui semble être une véritable tornade végétale.
Tout en s’alignant à côté d’un autre modèle plus ancien déjà garé là, elle déplie sous elle un train d’atterrissage ; des roues jusque-là horizontales viennent écraser l’herbe, façon Retour Vers le Futur.

A lui seul, le véhicule vient de tracer une route herbeuse dans le champ.

« Mais fais gaffe, c'est ton rêve, les autres sont pas forcément au courant, poursuit le chien alors que nous approchons des nouveaux venus. Je serais toi, un chien qui parle ou une voix off dans le décor, j’éviterais d’en parler !
- Si tu veux. »

Je ne fais déjà plus attention au chien.
Le barbu a quitté le chemin. Il s'avance vers la voiture.
Les portes arrières s'ouvrent vers le haut.
De notre côté se déplient des jambes trop fines pour un pantalon de camouflage militaire presque bouffant tellement il est large.
Une fille au visage creusé de fatigue pose les pieds dans l'herbe.
Elle me voit.
Elle porte un gilet à franges en laine kaki, par dessus un t-shirt vert clair.
Des bijoux remontent le long de ses tempes, derrière ses yeux. Elle a un autre percing sur la lèvre inférieure.
Des dizaines de tresses minuscules quadrillent ses tempes. Une natte jaillit du haut de son crâne.
Un mégot en carton jauni entre les lèvres, elle s'exclame :

« Chéri, tu vas pouvoir demander au monsieur ! J'en ai un qui a une tête à savoir ! »

Les phare du véhicule s’éteignent.
Je vois deux ombres à l’avant.
De l’autre côté, un type a littéralement bondi du siège arrière.
Le gars s’étire en s’extasiant :

« Aaaahhh ! Ces petits chemins herbeux, pour se garer à l’arrache dans un champ et aller au son… ça me manquait, tiens ! »

De l’intérieur, une voix féminine lui répond, assourdie.
Je suis trop loin pour comprendre.

« Mais oui, oh ! Répond le gars en se retournant. Y’a un chemin, regarde ! On dirait presque qu'il a été tracé pour nous !»

Il me voit aussi.

« Yo, lance-t-il ! »

Il contourne la voiture pour venir vers moi.
Aucun des deux ne fait encore attention au barbu qui s’approche du véhicule.
Imberbe, crâne tondu, filiforme, le gars porte un t-shirt camouflage kaki, mais du genre acheté dans une boutique de farces et attrapes. Une grande inscription blanche s’étale sur le devant : " Je Suis Écolo ; Je ne Chasse que les Filles ".
Trop grand pour lui, évidemment ; il nage dedans.
A mi-chemin entre la voiture et moi, il s’arrête.
Le barbu aussi.

« Dis donc, reprend le gars en pointant un bras vers le sud. Le vrai son des poches, c’est bien par là ? »

Je ne sais pas quoi lui répondre.

« Ouais, c’est par là, intervient le barbu.
- Ah, cool ! Merci et… heu… dis voir… »

Il déglutit et reprend :

« T’aurais pas, heu… un peu de blanche à faire par hasard ?
- De quoi ?
- Tu sais… de la coke ! Ou même, du MD, des taz, je sais pas !
- Ah, non.
- Ah ! »

Il se tourne à nouveau vers moi :

« Et toi ?
- Heu…
- Lui non plus, reprend le barbu.
- Oh ! »

Il laisse passer un instant, puis :

« Mais je suppose qu’au son des poches, ça doit tourner ? T’as rien entendu ?
- Je sais pas ce que tu supposes, mais au son des poches, j’ai entendu tourner que du son.
- Mais alors, y’a que dalle, s’exclame la fille toujours assise à l’arrière de la voiture ! »

A l’avant, la vitre du conducteur descend doucement.
Le barbu répond :

« Si, peut-être, au premier son que vous avez vus avant de quitter la route…
- Ouais, le coupe Crâne Tondu. On a vu, on a failli s’arrêter. Mais eux, c’est pas les poches.
- Non, eux c’est pas les poches, mais c’est free.
- Ah bon, c’est pas free, les poches ?
- Non, c’est pas free, les poches. Les poches, c’est privé. Vient qui veut, mais y’a des règles ! »

Le gars prend un air mi-rebelle, mi-scandalisé :

« Peuh ! Des règles en teuf ?
- Oui, des règles ! Représentants de commerce interdits. Et quoi encore ? Voyons voir… »

Il semble réfléchir à voix haute :

« …Traitement de faveur pour les récidivistes, non c’est pas ça… Ah mais oui ! Arrivée sur roues conseillée.
- Ah d’accord ! C’est pour une arrivée en vol plané que tu me chie une pendule ? Sur un parfait inconnu et en teuf ! Mais t’es pas bien, toi ! »

C’est au tour du barbu de se raidir. C’en est presque palpable, tellement c’est visible. Crâne tondu reprend :

« T’es pas fin, t’es pas fini au Boursin ! Je pourrais être un gros psychopathe ! Tu sais, y’a des gens, faut pas les mettre en colère ! Tu risques ta peau, là !
- Sans blagues ! »

Un ange passe, puis :

« On le sait que c’est une soirée rétro, reprend Crâne Tondu ! Mais même à un tekos de vieux croulants, on peut quand-même arriver avec panache, non ?
- Panache ? »

Je sursaute.
Le barbu a presque hurlé, tout en faisant un pas en avant.
Crâne Tondu, lui, a reculé de deux pas d'un coup. Il paraît soudain livide, sous les étoiles.
L'autre reprend en balayant le paysage du bras :

« T’as vu des spectateurs, là ?
- Et voilà, s’exclame Crâne Tondu ! C’est toujours pareil, avec ces réfractaires à la technologie.
- Réfractaire ?
- Ben oui, mais y’a pas de honte ! Faut laisser la place au progrès, Papy ! Regarde moi ce bijou ! Une vraie tornade volante ! Connectée au web, un écran holo derrière chaque siège… il manque plus qu’un sauna et c’est le bonheur ! »

Pour l’heure, la voiture semble déjà abandonnée dans l’herbe.
Les dents serrées, le barbu l'interroge :

« Dis donc ! C’est toi qui l’entretiens, ta caisse ?
- Non, pourquoi ?
- Alors je te conseillerais vivement de l’envoyer en révision après ce week-end. Ta technologie moderne, là, c’est pas encore fait pour le tout-terrain !
- Qu’est-ce que tu me racontes ? Ça va partout, les coussins d’air !
- Sans blagues ! T’as pêché ça où ? »

Le gars hésite encore, puis :

« Beuh, pfff ! Tout le monde le sait !
- Donc c’est un cliché. Tu l’as entendu où ?
- Je sais pas, moi ! Par le vendeur !
- Alors tu t’es fait avoir. »

Un ange passe encore.
A l’avant du véhicule, un jeune homme brun, coupé assez court et dégarni des oreilles, semble assister à l’échange avec une attention grandissante.
Crâne tondu lui jette un regard mal assuré et reprend :

« Comment ça, je me suis fait avoir ?
- Tu sais sur quoi ça a été développé, les coussins d’air à micro-tornades ?
- Ben, sur des voitures, énonce Crâne Tondu comme pour une évidence !
- Eh non, perdu !
- Sur quoi, alors ?
- Sur des tondeuses ! »

Crâne tondu écarquille les yeux. Le barbu reprend :

« Des tondeuses à gazon ! Ton bijou, là, en hors piste, non seulement il rase tout ce qui passe dessous, mais il tête encore un dixième de ce qu’il tond ! Donc, je serais toi, j’en ferais désherber le moulin au plus vite, sinon, il tiendra pas une semaine. »

Il s’approche de la voiture, puis :

« C’est même pas dit que t’arrive à repartir, même sur roues ! »

Accroupi dans l’herbe, il tâte le fond de caisse avant. Depuis le siège conducteur, le brun le regarde faire. Il tend le cou par la vitre baissée, les yeux quasi exorbités.
Le barbu reprend :

« Va donc désherber un essieu rétractable ! Toi, mon gars, tu vas raquer en main-d’œuvre.
- Comment ça, je vais raquer, explose le brun depuis son siège ?
- Donc, la caisse est à toi, répond le barbu en levant les yeux vers lui. Laisse-moi deviner : c’est ton pote qui t’a dit que les coussins d’air, ça va partout ? »

Pour toute réponse, le brun lance un regard mauvais vers Crâne Tondu toujours debout dans l’herbe.

« Tu permets, demande le barbu en se relevant ? »

Il dépasse le conducteur et se penche vers la fille :

« Je peux essayer la banquette ?
- Non mais, ça va, répond-elle ! T’es pas chez toi !
- En fait si, ici c’est chez moi. Et il faut que je négocie avec ton pote.
- Négocier quoi ? T’as dis que t’avais rien !
- Les frais sur sa caisse et… oui… peut-être les dégâts causés à mon environnement par ce bijou de technologie moderne. »

Il laisse passer un instant, puis, pointant le nez vers Crâne Tondu :

« C’est ton mec ? »

Aucune réponse.

« Tu vois comme il est tendu, son pote, à ton mec ? Je serais toi, j’irai passer du temps avec mon guignol avant de finir veuve. Vas-y, il t’attend ! »

Serrant les dents, la fille se lève. Elle rejoint Crâne Tondu, à mi-chemin entre la voiture et le sentier où je me tiens toujours.

« C’est moi que tu traites de guignol, réagit Crâne Tondu sans bouger d’un pouce ? »

Le barbu émet un sifflement entre ses doigts.

« Viens, Worf ! Viens, appelle-t-il. »

Je sens mes jambes s’animer toutes seules. Je traverse les hautes herbes vers la voiture.
A hauteur du couple, une bête à poils gris me dépasse, provoquant un courant d’air.
Le chien fourre son museau dans les mains de son maître, tandis que j’arrive à mon tour.

« Tiens ! T’es venu aussi, s’étonne le barbu en me voyant ? »

Il réfléchit un instant, puis :

« Non ! »

Il me regarde attentivement…

« A toi, dit-il tout à coup !
- Pardon, réponds-je ?
- Non, rien… c’est un jeu. »

Puis, à l’intention du chien :

« Ça va pas, toi, de laisser les gens en roue libre ? »

Le chien plante sur son maître un regard interrogateur. Montrant du doigt une touffe d’herbe entre la voiture et le couple, l’homme s’exclame :

« Garde ! »

Aussitôt, le grand chien va s’asseoir, droit comme un piquet, à côté de la touffe d’herbe, la cicatrice tendue vers le couple. Le barbu se relève. Toujours regardant son chien, il tend le doigt vers le couple en disant :

« Les deux, là ; passe pas ! »

Le chien se met à grogner vers eux.

« Tu vois, reprend l’homme à l’intention de Crâne Tondu, lui, si tu le mets en colère, t’auras des problèmes. La viande, il a arrêté. S’il craque, il restera rien, de toi. Ni de ta copine, d’ailleurs. Pas même vos fringues ! Je dois discuter un peu avec ton pote. En attendant, je vous conseille pas d’approcher. »

Le couple ne bouge pas d'un cil, sauf au niveau des jambes. Mais je n'arrive pas à décider si c'est la musique qui les fait trembler, ou si c'est la peur. Ils ne quittent pas le chien des yeux.
Le barbu se tourne vers moi et dit :

« Toi... »

Il réfléchit encore, puis :

« Pfff ! Attends là, je reviens »

Sur ce, il s'engouffre à l'arrière de la voiture, fermant la portière derrière lui.
A l'avant, la vitre du conducteur remonte.
Crâne Tondu et sa copine ont toujours les yeux rivés sur le chien.
Il a cessé de grogner.
Mais la terre, elle, gronde toujours, dans un mélange de clochettes, de voix, de sons qui vous entraînent dans des distorsion inimaginables.
J'en ai presque la tête qui tourne.
Le volume a monté...
De façon tout juste perceptible, mais nettement quand-même.
Peut-être ont-ils branché une nouvelle machine.
Le ciel est plein d'étoiles !
Il fait nuit...
Je rêve...
J'attends...


A suivre...

Eric Gélard

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