lundi 30 juillet 2012

Les Raves se racontent au Présent 1.5


Episode 1.5 : Au fond du Rêve

 

Il fait nuit.

Je marche au fond des bois.

Bouleaux, chênes, châtaigners... les arbes en ombres chinoises se dressent au-dessus d'un sous-bois aux buissons épars ; houx, ronces...

Dans le coton noir de leur feuillage se dessinent des oasis de ciel piquetées d'étoiles.
Le nez en l'air, je trébuche sur une pierre.
Pris dans mon élan, je cours en freinant des pieds ; le sentier étroit descend en pente abrupte entre les arbres couverts de lierre.

Je cours, je freine, les bras tendus en avant pour éviter de m'en prendre un.
Miraculeusement, j'arrive en bas de la pente sans tomber.
Toujours debout, je pose les mains sur mes cuisses pour reprendre mon souffle.
Derrière moi, au loin, j'entends toujours cette vibration lointaine, rythmée ; ce son que je fuis.

Je fuis les montres molles qui ne sont pas des montres et les chiens qui parlent.

Je reprends ma marche entre les fourrés.
Le sentier descend toujours, mais moins fort.
Il descend vers ce qui ressemble à une clairière, au fond d'une vallée.
L'ombre d'une maison se dessine en son centre. Une maison toute petite ; à peine assez grande pour contenir une pièce. Elle est coiffée d'un toit dont le faîte forme un segment minuscule chevauché par une cheminée qui fume.

Sortant des bois, je pénètre dans la clairière.

La maison est entourée de rosiers, eux-mêmes encadrés d'un par-terre multi-incolore de tulipes. Le sentier coupe à travers les fleurs, jusqu'à une porte sombre au sommet arondi.

Je me penche pour humer une tulipe.
A mesure que je m'approche d'elle, je distingue sa couleur ; bleu-irisée.
Elle dégage un parfum sucré.
Je la touche du doigt ; ses pétales sont collant de pollen.
Elle sent le sucre d'orge.
Je tire la langue, je la pose dessus...
C'est du sucre !
Je casse la tige...
Toute la fleur est en sucre d'orge !

Je croque un pétale.

Il fond immédiatment dans ma bouche pour couler, onctueux, tapisser ma gorge d'un velours liquide.

Je regarde la maison.
Je distingue mieux la porte ; elle est entrouverte.

Je m'approche, passe entre les roses... dans un nuage invisible mais presque collant de sucre.

J'avance le bras, pose la main sur la porte... mes doigts se retrouvent gluants d'une matière noire et visqueuse.

Je renifle un doigt, lèche un coup ; du chocolat !
Du chocolat noir, qui chatouille les papilles gustatives.
Toute la porte est en chocolat.
Quant-au mur, brun , poreux... j'en arrache facilement un morceau des doigts.
J'en mange un morceau ; c'est du pain d'épices.

Je me retourne, m'attendant à voir débarquer Hansel et Grettel, les personnages de Grimm... un petit garçon et sa sœur s'apprêtant à rencontrer la méchante sorcière.

Personne.

C'est une toute petite clairière. Au-dela des tulipes, une simple bande herbeuse borde la lisière des arbes.

Je reviens vers la porte.
Que faire ?
Je devrais m'enfuir.
Si je pousse cette porte, je me ferai dévorer par une sorcière.
Je décide de tourner les talons et partir.

Mais mon bras se tend à nouveau en avant. Je pousse délicatement la porte, j'avance, la fleur à la main...

L'intérieur est beaucoup plus grand que l'extérieur !
Il n'y a qu'une pièce, mais elle est immense.
Les murs sont en briques de pain d'épice. Il y en a huit, formant un parfait octogone. Alors que l'extérieur était carré !

Pas une seule fenêtre.

Des fioles en verre, des bocaux en terre étiquetés d'une écriture serrée et soigneuse, des livres et parchemins en rouleaux sont étalés sur des étagères moulées dans un chocolat plus clair, probablement au lait.

J'ai soif.

Sur ma droite, une cheminée encastrée dans un mur brûle un feu qui ne dégage apparemment aucune chaleur. Elle ne devrait pas être là.
En fermant les yeux, je vois encore le toit, la cheminée en son milieu...
Elle devrait trôner au centre de la pièce.
De toute façon, elle brûle, mais ne chauffe pas.
Il y a une chaleur, qui vient de la direction opposée.

Je ne suis pas seul.

Sur la gauche, un enfant rêvasse, assis dans un fauteuil dont les coussins semblent en fourrure, et les accoudoirs en bois.

Enfin un meuble normal.

Le jeune garçon a les cheveux tellement noirs ! Coiffés en battaille. On dirait un simple trou dans la réalité, taillé en étoile. Devant lui, posée sur une table contre un mur, une pierre de la taille d'un poing rayonne d'une lumière rougeoyante.

Le garçon, vêtu d'une tunique bleue à l'aspect moyennâgeux, arrache le bout d'un accoudoir de son fauteuil. Il le porte à sa bouche, en croque un morceau. Il mâche un peu, laisse fondre et dit, en tendant le morceau d'accoudoir vers la pierre :

« C'est comme une lumière invisible, mais qui brûle, lentement. Elle brûle la peau et te brûle aussi à l'intérieur. »

Sa voix est jeune ; il n'a pas plus de onze ans.

« Tu chauffes, répond une voix graveleuse sur sa gauche. »

Près du fauteuil est couché un loup gris, lui aussi tourné vers la pierre.
C'est lui qui a parlé !
Grand, les poils hirsutes... un loup effrayant !

« Ah, je chauffe, demande l'enfant ? »

Quelques secondes passent.
Le garçon reprend :

« La lumière passe à travers le verre. Mais pas à travers les murs.
- Là, tu brûles. »

L'enfant croque encore un morceau d'accoudoir. La bouche pleine de chocolat, il dit :

« Cette lumière là passe aussi à travers le vivant ; une boîte en bois ne servirait à rien...
- Il faudrait du plomb, interviens-je. »

Le garçon sursaute.
Le loup s'est levé d'un bond. Il se trouve maintenant entre moi et le fauteuil.
La tulipe toujours à la main, je recule d'un pas.
L'enfant me regarde, à demi-levé, pesant des bras sur ce qui reste de ses accoudoirs.

Comment fait-il pour ne pas casser le chocolat ?

« Qui es-tu, interroge-t-il ? »

Je réfléchis un instant, puis répond :

« Je ne sais pas, je... j'ai oublié mon nom ! Je crois que je rêve. »

Le garçon aux cheveux noirs se lève.
Il s'approche, se place près du loup, lui flatte l'encolure.
Levant la tête vers moi, il réagit :

« Moi, je sais que je rêve. Ce rêve là, c'est le mien. Qu'est-ce que tu viens faire dans mon rêve ?
- J'en sais rien, je... je suis arrivé par hasard ! »

L'enfant penche la tête sur le côté.

« J'ai le parfait contrôle de mes rêves, et le pouvoir d'empêcher les gens d'y venir.
- Sans blagues, réponds-je, narquois. Et tu vas me dire qu'à ton âge t'es déjà le plus grand magicien du monde ? »

Pendant un instant, le garçon crispe la mâchoire. Je vois danser ses tempes sous ses mèches noires.
Il inspire un grand coup et dit :

« Ha, ha, ha ! T'es un marrant ! Figure-toi que dans mes rêves, j'ai l'âge que je veux ! Je fais ce que je veux des rêves, les miens comme les autres. Si tu veux traverser tes songes à poil jusqu'à la fin de tes jours, vas-y ; fais le malin, qu'on rigole !
- Excuse-moi, pardon ! »

Il penche encore la tête de côté, semble réfléchir un instant.

De sa voix rauque, le loup rompt le silence :

« Quoi, ça te dérange, d'être tout nu en société ? Est-ce que je porte des nipes, moi ?
- Je suis désolé ! Je voulais pas vous déranger !
- Qu'est-ce que tu veux, alors ?
- Je voudrais juste me réveiller. J'ai l'impression que ça fait un moment que je passe de rêve en rêve. »

Le loup lève le museau vers l'enfant. Celui-ci penche son oreille sur lui. L'animal murmure ainsi quelques secondes. Le garçon se relève. Il me demande :

« On est en quelle année ?
- Pardon ?
- Toi, dans tes rêves, tu oublies ton nom. Moi, quand on me dérange, c'est la date que j'oublie.
- Ah ! Heu... deux-mille-vingt-quatre. »

Le garçon siffle entre ses dents. Le loup s'exclame :

« Dis-donc, tu fais pas les choses à moitié, toi !
- Plaît-il ?
- Non, rien... t'occupes. Il convient, termine-t-il à l'intention de l'enfant.
- D'accord, répond le garçon. »

Il s'avance vers moi, tend la main avec un sourire éclatant et annonce :

« Moi, c'est Marzhin.
- Enchanté, réponds-je en lui serrant la main.
- J'ai le pouvoir de te réveiller, poursuit-il en me lâchant. Mais avant, tu vas devoir répondre à une énigme.
- Comme le sphinx ?
- Non, pas comme le Sphinx, intervient le loup. Comme Oedipe. Le sphinx est la personne qui pose les questions.
- Oui, enfin, une personne... il avait quand-même un corps de lion.
- De lionne, s'il te plaît. Et avant que tu dises n'importe quoi sur elle, c'est une excellente copine. »

Je réfléchis un instant. Finalement, je dis :

« Ok. Posez-la, votre énigme ! »

Le garçon joint alors les doigts des deux mains.
Il penche la tête, les yeux fermés.
Au bout de quelques secondes, il la relève et commence :

« Quelle pierre donne le mal de mer, mais sur terre ; brûle comme le Soleil, mais aussi à l'intérieur ; et fait pleuvoir la coiffe avant l'heure ? »

Un ange passe.

Je dis :

« Cest ça, votre énigme ? »

Pas de réponse.

« Si je trouve pas, qu'est-ce qui m'arrive ?
- Je t'envoie dans un autre rêve, répond l'enfant.
- Ah ! Eh bien, c'est l'uranium. Vous n'en auriez pas une plus dure, par hasard ? J'aime bien, les énigmes.
- L'uranium ?
- Une pierre qui brûle tout ce qui l'entoure, mais lentement. Elle est radioactive. Faites attention, c'est mortel !
- Et tu dis qu'en la mettant dans une boîte en plomb, j'élimine son pouvoir ?
- Oui. Enfin, normalement ; je ne suis pas physicien nucléaire !
- Merci. »

Il me contemple encore un instant, puis...

« Réveille toi, termine-t-il en levant une main vers moi ! »

De son index jaillit un jet d'une eau chaude et humide.
Elle m'asperge le visage tandis que le décor se brouille dans un fondu au noir.

Je ne suis pas debout mais allongé.
Sur le dos, dans l'herbe.
Le jet m'asperge toujours, mais ce n'est pas de l'eau !

Ca sent l'urine !

Un haut le cœur remonte le long de ma gorge.
Je m'assois d'un bond.
Il fait toujours nuit.

Je me retrouve en présence d'un chien énorme.

Un chien gris, comme le loup, mais du genre chien de traineau ou lévrier.
Il me regarde, la patte arrière encore levée.
Une double cicatrice lui barre la gueule, encadrant l'oeil gauche.
Le jet d'urine faiblit, se tarit... le chien secoue la patte et la repose.

Ecoeuré, je m'exclame :

« Mais, tu m'as pissé dessus !
- Désolé, répond le chien. Je t'aurais bien léché la gueule pour te ranimer, mais tu t'es vomi dessus ! »

Il a la même voix que le loup de mon rêve.
Je suis envahi d'une odeur épouvantable, mélange de bile et d'urine de chien.
Il fait toujours nuit.
Je suis assis dans l'herbe, une jambe en tailleur, l'autre allongée, près d'une voiture grise.
Le ciel est plein d'étoiles.
Vers le sud, diverses vibrations me parviennent, provenant d'au moins trois points différents, couvertes de musiques qui s'entremêlent.
La terre tremble.

« Oui, eh bien, reprends-je d'une voix pâteuse, je dois pas être réveillé ; t'es un chien et tu parles !
- Je suis d'espèce canine et... »

Je connais bien cette musique.
L'animal semble chercher ses mots. Finalement il reprend :

« Disons que tu te réveilles, mais par paliers. Va pas te réveiller brutalement, sinon t'auras une journée pourrie. C'est comme en plongée : on remonte, mais par paliers de décompression.
- Ah bon ?
- Comment tu te sens ?
- Vaseux, malade, et au pif ; je pue. Qu'est-ce qui s'est passé ? »

De la techno ! C'est de la musique techno, à tendance harcore.
Mais alors, il y a plusieurs sons qui s'entremêlent.

« T'as fait un malaise. J'ai dû virer les guignols pour te venir à l'aide. »

Le nez et les mains en l'air, doigts écartés, je m'insurge :

« C'est ça que t'appelles me venir à l'aide ?
- Je te l'ai dit ; je t'aurais bien léché la gueule, mais t'es couvert de vomi. Tous les chiens ne sont pas amateurs de choses dégueulasses ! »

J'ose à peine bouger. Je demande :

« Quels guignols ?
- Toi, mon gars, t'en tiens une ! Un crétin avec un t-shirt « Je suis écolo, Je ne chasse que les filles ! » et sa copine toxico !
- Heuh...
- C'est pas grave ! »

Soudain, la portière arrière de la voiture s'ouvre.
D'une voix à peine audible, le chien s'exclame :

« Je parle pas, t'entends ? »

Un barbu sort la tête et une jambe du véhicule.
Il porte un jean.

« Ce n'est qu'une mauvaise pilule à avaler, dit-il en se dépliant hors de la voiture. »

L'autre jambe sort, suivie des pans d'un long manteau sombre.
La portière avant s'ouvre aussi.

« Mais tu vas voir, poursuit le barbu... »

Il me voit et se fige.

« Qu'est-ce qui s'est passé, s'étonne-t-il ? »

A l'avant, un jeune homme brun aux cheveux assez courts me contemple avec une légère grimace de dégoût. Le chien s'avance vers le barbu. Il se met à pigner, comme pour avoir quelque-chose.

Je réponds :

« Je suis tombé dans les pommes, j'ai gerbé et ton clebs m'a pissé dessus. »

Etonné, il regarde son chien. Il lui prend le museau dans les mains, l'air interrogateur. Ce dernier gémit encore.

« Eh bien, reprend le barbu, on n'est pas en finale. »

Grisonnant, il doit approcher la cinquantaine. Son manteau laisse entrevoir une chemise grise.
Toujours les yeux sur moi, le jeune me dit :

« Je dois avoir un change à ta taille, si tu veux. Et des bouteilles d'eau dans le coffre. »

Je réponds :

« Merci ! En fait, heu... je veux bien ! »

De l'autre côté de la voiture, la porte avant s'ouvre aussi. Une fille en descend. Les cheveux mi-longs, noirs, elle jette un œil sur moi, fait la moue, puis...

« Ca tombe bien, prenez votre temps, je vais au petit coin !
- En pleine nature, réagit le jeune homme ?
- Pas le choix, répond la fille.
- Attends-moi, au moins ! Je vais faire le guet !
- Pas le temps. Je vais par là, termine-t-elle en montrant des bosquets, plus loin. T'as qu'à me rejoindre ! »

Elle ferme la portière, puis se dirige vers le fond du champ.
Le jeune homme jaillit de son véhicule. Il en fait le tour, ouvre le coffre. Il en sort un sac de sport et une bouteille d'eau. Même à la lumière des étoiles, on voit ses muscles travailler, à travers un t-shirt serré noir.
Il pose son chargement dans l'herbe, ferme le coffre et dit :

« Partez pas sans nous ! »

Le gars fait deux pas vers le fond du champ, semble se souvenir de quelque-chose et revient. Il me demande :

« Ils sont passés où, les autres ?
- Quoi, les guignols ?
- C'est ça, ouais ! Les guignols !
- Eh bien, le chien les a coursés et... ils sont partis. »

Un ange passe.
« Ok, réagit-il finalement. »

Il se penche vers le chien, pose sa main sur la tête de l'animal et dit en le caressant :

« Merci, vieux. Tu me tire une épine du pied ! »

Le chien émet un aboiement bref. Le gars se relève. Il lance encore :

« On n'en a pas pour longtemps. »

Enfin, il tourne le dos et s'enfonce dans le champ couvert de voitures, la brume aux pieds.

A suivre...

Eric Gélard 

mardi 24 juillet 2012

Je me suis réveillé au Paradis 1.1


Image du Blog elfia.centerblog.net
Episode 1.1 : Je me suis réveillé...


J'ai ouvert les yeux et j'ai vu un ange.

Elle a dit : « Bonjour ! », avec un sourire éclatant planté dans un visage vert pâle.

Ses yeux émeraude me fixaient, sous de fins épis couleur paille mêlés de brins d'herbe.

Quant à ses oreilles !...
J'ai refermé les yeux ; les elfes, ça n'existe pas.
« Je sais que t'es réveillé. »

Elle avait une voix douce et mélodieuse, mais jeune.
Trop jeune, pour comprendre qu'elle n'était qu'un rêve.
Douze ans... treize, peut-être.
J'ai essayé de la chasser, comme on chasse un moustique.
Du fond de la couverture où j'essayais de me rendormir, j'ai marmonné :

« Non , laisse moi ! »

Je me suis retrouvé assis ; moi aussi, j'avais une voix d'enfant !

Je contemplais un visage vert. C'était joli. Lumineux, même.

Une lueur amusée dansait au fond de son regard au blanc aussi éclatant que les perles de son sourire.
Ses cheveux en épis laissaient respirer des oreilles délicates et pointues.
Elle était assise sur une chaise blanche, les mains croisées sur un collant vert clair. Sa tunique, plus foncée, laissait voir un léger renflement à hauteur de poitrine.

J'ai croisé son regard...
Gêné, j'ai détourné le mien.

« Mais... mais... balbutiais-je en balayant la pièce des yeux. »

J'étais dans une chambre, assis sur un lit simple, les jambes encore allongées sous une grosse couverture feuille de chêne. J'ai posé les mains dessus en relevant les genoux ; c'était incroyablement doux au toucher et léger comme une plume.
Un parfum de fleurs emplissait mes narines.
On n'entendait rien.

« C'est pas possible, je rêve ! »

Les murs d'un blanc ivoire s'ornaient de plinthes vert pâle.
Même les meubles s'éclairaient d'un vert éclatant ; une commode, un bureau et une table de nuit près du lit... avec un liseré or autour des tiroirs.
A gauche, par une fenêtre, je distinguais des arbres, dehors.

« Tiens, bois ça ! »

Elle me tendait un grand verre transparent, où pétillait un breuvage rose.
Elle n'avait pas bougé.
Près d'elle ; juste une table de chevet, au tiroir clos.

D'où venait ce verre ?

« Ca va pas te tuer si tu rêves !
- Mais... mais...  »

Ma main se tendait machinalement vers le breuvage.

« Mais enfin, t'es une elfe ! On est où ?
- Une elfe ? »

Elle a semblé réfléchir un instant, la tête penchée sur le côté, puis :

« Je suis pas une elfe ! Attends... »

Soudain, tout est devenu bleu...

« Tu vois, je suis pas une elfe ! »

Tout ce qui était vert, sauf les arbres, dehors. Même sa peau, son regard et les mèches, dans ses cheveux !

« C'est vert, les elfes, non ? »

J'ai refermé les yeux dans un vertige.

Puis je me suis souvenu que c'était un rêve.
L’elfe était toujours là ; je l'entendais encore :

« Ferme les yeux si tu veux, mais tu vas en mettre partout ! »

C'était un rêve ; je les ai rouverts !

Encore.

Tout était bleu.
Pas vert.

Sauf les murs... des murs changeants !
Des murs vivants... comme recouverts d'une brume ivoire, mais à l'intérieur. S
il ny avait pas eu les plinthes vertes au sol et au plafond
J'ai saisi le breuvage.
Ca pétillait sur la paume de ma main, même à travers le verre. Il était froid, presque engourdissant.
Je l'ai porté à ma bouche pour en prendre une gorgée.

Ca avait un goût de fraise, très prononcé mais agréable. Des milliers d'épines minuscules frappaient ma gorge de l'intérieur, avec la fraîcheur du monde réel.
Mais rien n'avait de sens autour de moi.

« Merci !
- A ton service. »

Même en bleu, elle était jolie.
Son teint ciel faisait ressortir des lèvres nuit aussi délicates qu'une gousse de vanille.
De sa tunique bleue marine émergeaient les manches d
un haut plus clair qui coulait presque jusquaux coudes.
Ses cheveux semblaient plus longs. Toujours blonds, mêlés de mèches bleues, ils encadraient maintenant ses oreilles pointues et son visage.

Son visage...

Son visage avait quelque-chose de familier.
J
ai levé mon verre en plongeant les yeux dans un regard turquoise. J'y ai posé les lèvres...

Un feu dartifice à la fraise descendait la rampe de mon gosier.
Ca pétillait fin ; dans ma gorge, dans ses yeux... Ca partait dans tous les sens. Je sentais mon cœur cogner et ces milliers de pointe daiguilles frappant contre mon palais...

« Comme le picottement des pierres chaudes ! »
- Quoi ? »

J'ai réalisé alors que j'avais pensé à voix haute.

« Heu, non, rien ! Laisse tomber. »

Trop tard, il s'était passé quelque chose.

Mais quoi ?

A présent, elle regardait ses genoux. Son teint s'était assombri, mais à son expression, elle était en train de rougir en bleu. Elle faisait visiblement de gros efforts pour contenir une émotion intense.


« Si t'es pas un elfe, alors, t'es un ange, insistais-je ? Parce que, je te préviens d'avance, je crois pas en Dieu !
- Ecoute, finis ton verre ! »


Elle s'est levée sans me regarder, pour se diriger vers une porte devant le lit.
Une porte bleue et ivoire.
La main sur une poignée en bouton d'or, elle a ajouté :

« Prends ton temps ; je suis à côté. »

Elle a ouvert la porte et elle est sortie.

A suivre...

Eric Gélard

dimanche 22 juillet 2012

L'Homme qui courait après sa Chance 1.4



Episode 1.4 : Interlude (Viviane)



Quelque part dans une légende...

La mi-journée approche, mais Viviane n'a pas quitté le lit.

Elle se sent toute petite, au milieu des baldaquins.


Mais c'est son lit... rassurant ; confortable.

La nausée ne la quitte plus.
C'est comme un mal de mer permanent, sans le roulis des vagues.

Autour d'elle, deux commodes ouvragées, un gros coffre en bois, une table de toilette entourée de miroirs, une autre table couverte de pierres de toutes les formes, une grande bibliothèque présentant non pas des livres, mais des galets de toutes les couleurs... et le chat, bleu-gris, ébouriffé comme un nuage. Il est couché sur une chaise rembourrée de coussins roses.

Des murs couverts de tapisseries, trois fenêtres, une porte...

Celle-ci s'ouvre.

Un vieillard entre dans la chambre.

Il porte un long manteau vert qui tombe comme une robe délicatement ouvragée. Une imposante barbe blanche repose dessus. Mais le haut de son crâne est lisse comme la peau d'un bébé.

C'est Mog ; juste Mog.

Il est craint par tous les sujets du royaume, ou presque.

Certains disent qu'il est le fils d'un démon, d'autres qu'il peut vous foudroyer d'une seule pensée, même de l'autre bout du Monde...

Viviane s'en fiche ; c'est Mog. Son Mog.

Il s'approche. Un bol en terre fume dans une de ses main.

Il dit :

« Comment vous sentez-vous ? »

Elle répond :

« J'ai mal au cœur. Ma peau me démange... regarde ! »

Elle tire une mèche de ses cheveux déjà épars. Ils viennent sans résistance.

« Je les ai presque tous perdus. »

Le vieillard prend délicatement la mèche de sa main libre.

« Qu'est-ce que j'ai, demande Viviane ? »

L'homme s'assoit sur le bord du lit. Il tient toujours le bol en terre.

« Je ne sais pas, répond-il d'une voix lasse. Votre peau est comme brûlée par le Soleil, mais vous ne vous exposez pas. Vous présentez les nausées de la future mère, mais vous ne portez pas d'enfant, et à seize ans vos cheveux s'en vont comme ceux d'un vieillard. Je cherche. Mais je n'avais encore jamais rencontré cette maladie. »

Viviane prend alors la mesure du chagrin qui a envahi son Mog. Ce dernier sursaute, faisant jaillir quelques grosses gouttes huileuses du bol. Il s'exclame :

« Ne m'écoutez pas. Ce n'est pas la première fois que les démons me résistent. Je vais trouver.
- Je sais, tu peux tout guérir.
- Que les dieux vous entendent !
- Je croyais qu'on n'en servait plus qu'un seul ! »

Mog sourit :

« Ce n'est pas aussi simple, mais vous m'avez eu. J'aurais dû dire par tous les saints. »

Il réfléchit un instant, puis :

« Disons que nos dieux sont maintenant soumis à une puisance qui les englobe tous, et qui est unique. C'est le prix à payer, pour unifier aussi les royaumes. »

Viviane se perd à son tour dans ses pensées.

Toute petite, elle était déjà rêveuse.

Depuis qu'elle tient le lit, elle l'est maintenant à plein temps.

« Unifier les royaumes, murmure-t-elle...
- C'était votre idée, répond Mog. Et voilà qu'aujourd'hui, sur vos rêves, votre père a bâti un paradis sans guerres. Je ne laisserai aucun mal vous emporter. Vous avez déjà sauvé votre royaume. »

Il soupire, puis :

« Tenez, termine-t-il en tendant le bol. Ce bouillon devrait soulager vos démangeaisons et la nausée en même temps. »

Tandis qu'elle tend la main pour prendre le bol, il attrape délicatement le bras de Viviane et l'examine.

Une tache rouge s'étend sur tout son avant-bras. La peau pèle par endroits.
« Ca a encore tremblé, dit-elle. »

Sur sa chaise, le chat miaule.

La princesse reprend :

« C'était encore plus fort ! »

Le félin se lève sur ses pattes, tourne autour de lui-même et se recouche.
« J'ai cru que la tour allait tomber, termine Viviane ! »

Le vieillard lâche son bras et soupire encore.

« Elle est solide, dit-il.
- Je sais, répond-elle le bol dans les mains. Mais c'était très effrayant. Dis-moi, s'il te plaît : est-ce que toutes les maisons ont tenu ? »

Le chat émet un deuxième miaulement en se relevant sur ses pattes. Long, plaintif...

« Qu'est-ce que tu as, toi, demande le vieillard en se levant à son tour. »

L'animal saute sur le rebord d'une fenêtre.

Le vieil homme le suit.

Il ouvre la fenêtre, se penche...

« Votre prétendant est là, lance-t-il par-dessus son épaule.
- Ce n'est pas mon prétendant !
- Pas possible, murmure le vieillard comme pour lui-même. »

Se penchant un peu plus, il crie :

« La princesse est souffrante. Elle te recevra plus tard, si tu veux bien. »

Une voix étouffée parvient aux oreilles de Viviane, trop loin pour la comprendre. Mog reprend, toujours en criant :

« Est-il conscient ? »

La voix répond. Le vieil homme s'exclame :

« J'arrive ! »

Revenant vers la princesse, il dit  :

« Il est venu pour moi.
- Qu'est-ce qui se passe, demande Viviane ? Il va bien ?
- Votre amoureux va bien.
- Ce n'est pas mon amoureux. Il vient juste me tenir compagnie, faire la sérénade de temps en temps pour me faire passer le temps. Tu vois, par gentillesse ; pas par pitié, comme les autres. »

Le visage de Viviane s'assombrit.

« Je deviens de plus en plus laide. Qui voudrait de moi ?
- Lui, sans doute. Et je ne crois pas qu'il vous trouve laide.
- Mais il n'est pas prince. Il n'est même pas chevalier. Père ne voudra pas de lui.
- En ce qui me concerne, il peut bien être le prince des rouquins s'il veut, je l'aime bien.
- Pourquoi a-t-il besoin de toi ?
- Il était un peu confus. Apparemment, lors de la dernière secousse, son père a reçu un pied de table en pleine figure. Ca n'a pas l'air méchant, mais il faut que j'aille voir.
- Ah, son père ! »


A mi-chemin entre le lit et la porte, Mog se retourne. Il dit :

« Vous n'avez pas l'air de le porter dans votre cœur. »

Viviane réfléchit...

« Le grand architecte de génie qui a changé la face du royaume...
- Il a redonné un visage à la capitale, mais... justement ! C'est bien. Et il a toujours été correct avec tous les ouvriers qu'on lui a fournis. Que lui reprochez-vous ?
- Je ne sais pas, répond la jeune fille en toussant. C'est vrai qu'il a des idées géniales. Je l'ai rencontré quand il a bâti ma tour. Il parle tout le temps, soit de lui-même, soit de Dieu. Il pars dans de grandes envolées lyriques mais... quand tu creuses un peu, tu t'aperçois qu'il n'a vraiment pas inventé l'eau chaude. Ewan peut tailler un cheval dans la souche d'un arbre, ce sera tellement vrai que tu t'écarteras pour ne pas prendre un coup de sabot. Et il a beau chanter faux, quand il te conte une histoire, c'est pareil. A côté, son père parle fièrement d'en faire un charpentier, sans s'apercevoir qu'il pratique lui-même un travail d'architecte... je ne sais pas. C'est comme si le roi des cons avait engendré le prince des anges.
- Princesse !
- Désolée ! Ca m'a échappé. »

Le vieil homme la contemple un instant. Il se retourne pour sortir, regarde les pierres étalées sur la table...

« Encore des nouvelles ? »

Il s'avance, en prend une...

« Père m'en a rapporté de son dernier voyage dans les terres de l'est.
- Elles sont chaudes, murmure-t-il, pensif...  »

Il la soupèse, la retourne dans tous les sens.

« Votre père a souffert du mal des voyages, ces derniers temps. »

Il reste là, la pierre dans la main.
On entend une voix assourdie, par la fenêtre...

Le chat miaule encore.

« M'en prêteriez-vous une, demande Mog ?
- Mais... volontiers, répond la princesse, indécise. »


Toujours l'air perdu dans ses pensées, Mog ouvre la porte. Il s'apprête à sortir, mais Viviane demande :

« Est-ce que ça va trembler encore ? Ca n'était jamais arrivé deux fois de suite. Et jamais aussi fort ! »

Le vieil homme réfléchit un instant, répond :

« Il est probable que non. Mais votre tour est solide. Si ça tremble encore, elle tiendra. »

Puis il sort en refermant la porte derrière lui.

Fin de l'interlude,

A suivre...

Eric Gélard

jeudi 12 juillet 2012

L'Homme qui courait après sa Chance 1.3


Épisode 1.3

 

Un frémissement parcourt l'assemblée de lapins rangés en gradins devant Job.
Au deuxième rang, un lapin jaune s'exclame :

« Dur ! »

Joignant ses petites pattes avant, le gris lève un regard contrit et rumine :
« Mortel, le tremblement de terre ?
- En temps ordinaire, non ! Ce n'était pas le premier, mais...-
- 'scuse moi, intervient l'albinos en levant une oreille !
- Non, rouspète l'auditoire !
- Pas encore !
- Mais finissez-le en civet, qu'on connaisse la suite !
- Par pitié ! »

Leur mécontentement remonte l'assemblée comme une vague vers le dernier rang.
Job se tourne vers le lapin blanc :

« Oui ?
- C'est les tornades qui passent ! Un tremblement de terre, ça passe pas, ça tremble !
- Oui, non, mais alors ça, zozotte le blanc-crème derrière lui...
- On s'en tape les claquettes, termine un autre, plus loin. »

Job reprend sa respiration.
Des murmures parcourent encore les lapins :

« C'est vrai, quoi !
- Qu'il passe ou qu'il tremble...
- Rien à taper !
- Quand-est-ce qu'on le mange ?
- Désolé, minaude l'albinos en rentrant la tête entre les épaules. Je trouvais ça important... »

Le calme revient.
On entend à nouveau chanter la forêt tout autour de la clairière.
Le petit blanc lance encore d'une toute petite voix :

« C'est vrai, quoi ! Ça laisse pas de trajectoire, un tremblement de terre ! »

Toujours assis en tailleur, Job réfléchit un instant.
Il regarde le lapin blanc et dit :

« Non, mais, en fait, c'est pertinent ! Je te remercie, il se trouve que ce tremblement de terre là en a laissé une.
- Quoi, une trajectoire ?
- Oui. »

L'albinos baisse l'oreille.

Il demande :

« Comment ? »

Job répond :

« Un matin, tout s'est mis à trembler. »




Il balaie l'assemblée du regard.

« D'abord une petite secousse.
J'étais encore au lit.
Je sortais d'un rêve assez tribal.
Dans ce rêve, des gens dansaient dehors, sous les étoiles, devant une grande muraille en damier noir et blanc. Le mur crachait une vibration énorme accompagnée de sons étranges, sous des lumières colorées.
La musique était plutôt rythmée, mais forte!
Ça tremblait de partout et les gens criaient : « Allez ! », en sautant sur place.
Une bonne part d'entre eux étaient chauves. Bon nombre arboraient des bijoux plantés un peu partout dans le visage et même dans les bras.

- Wahhh, s'exclame le petit brun au premier rang. Ça, c'est un rêve effrayant  !

- Oui et non... en même temps, la musique était... je ne sais pas... vraiment très entraînante. Mais c'était étrange. Je dansais. Quelqu'un me parlait, à ma droite.

J'ai tourné la tête.

Là, un autre type dansait aussi en me souriant. Le crâne rasé sur les côtés, il avait les cheveux verts et coiffés en crête comme un plumeau sur un haume. Un anneau lui transperçait le nez et quatre autres les oreilles.
Un petit point vert clignotait au milieu de son front.

J'ai dit  :

        « Pardon ?
        - Ça tremble hein ?
        - Ah ! »

Il hurlait en sautant sur place :

        « C'est un pote qui fabrique les blanches !
        - Ah bon ? »

Je ne comprenais rien à son charabia.

Soudain, tout s'est mis à disparaître. Il faisait de plus en plus noir, j'entendais de moins en moins la musique...
Et je me suis réveillé.
Je me suis retrouvé au lit, mais ça tremblait toujours.
Marine avait déjà quitté la paillasse.
- Marine, demande le lapin gris ?
- Ma femme.
- T'es marié ?
- Je l'étais. »

Job laisse passer quelques secondes...

« A une jolie couturière. C'était la fille d'un ami de mon père, charpentier lui aussi. Blonde aux reflets cuivrés... elle accrochait le Soleil chaque fois qu'elle tournait la tête.
- Laquelle, demande le gros brun vers le fond ? La tienne ou la sienne ?
- Pardon ?
- Elle tournait quelle tête, précise un autre lapin sur la droite ?
- Les deux, mon Capitaine, répond Job. »

Son regard se perd dans le vide.

« Elle était déjà levée.
J'étais seul dans la chambre austère, allongé sur mon lit ; un grand matelas rembourré d'un mélange de plumes et de paillasse.
Et ça tremblait. Sous la fenêtre, le gros coffre qui me servait de commode s'était séparé du mur. Il avançait vers le lit à pas de fourmis. Face à lui, La penderie de Marine s'était aussi mise en mouvement, s'éloignant des lambris du mur. Devant moi, les contours de la porte me parvenaient plus que flous ; pas moyen de décider si c'était à cause de mes tremblements ou des siens. Tout l'univers vibrait dans un grondement bas et régulier, alors que mes paupières collaient encore.
- 'scuse moi, lance l'albinos en levant une oreille, provoquant de nouveau la désapprobation des autres lapins.
- Oui, soupire Job ?
- C'est quoi les lambris ? »

Le lapin gris intervient en levant une patte.

« Tu permets, demande-t-il à Job ?
- Heu, je t'en prie !
- Ta maison, c'est toi qui l'a construite ?
- Euh, oui !
- Écoute, poursuit-il à l'intention de l'albinos ! Lui, reprend-il en montrant Job de la patte, il construit des maisons en bois...
- Je construisais, le coupe Job.
- On s'en tape. Ses maisons étaient en bois. Donc les lambris, c'est du bois, et tout ce que t'entends et que tu comprends pas, c'est du bois. Répète après moi : c'est du bois ! A toi :
- C'est du bois, répète l'albinos, penaud.
- Voilà, termine le gris en regardant Job ! Continue, et si tu peux faire court, s'il te plaît, ce serait bien, on aimerait savoir !
- Ah, heu... d'accord. »

Job rassemble ses esprits.

« Eh bien, ça a tremblé, comme ça, presque jusqu'à ce que les meubles touchent le lit, et puis ça s'est arrêté.
- C'était du petit tremblement de terre, lance une voix vers le fond.
- Oui, mais, ce n'était qu'une alerte, reprend Job. Ça a recommencé, plus tard, vers le milieu de la matinée. J'étais dans mon office, une dépendance en forme de zôme... »

L'Albinos lève une oreille...

« Le zôme, c'est du bois, lui crache le lapin gris au visage ! »

Ce dernier s'immobilise quelques secondes, les yeux presque exorbités. Il inspire un grand coup, puis...

« Désolé, expire-t-il. Par pitié, laisse le monsieur conter son histoire ! »

Le petit albinos aux si grandes oreilles a presque complètement rentré la tête dans ses épaules.

« Merci, reprend Job. Mais en fait, le zôme, c'est plus une forme géométrique que j'ai découverte. Une sorte de dôme à facettes en losanges qui...
- Le tremblement de terre, le coupe le lapin gris ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Eh bien, ça a tremblé une deuxième fois. Je travaillais dans mon office, avec mon fils aîné ; Adam.
- T'as un fils, demande le lapin gris ?
- J'avais cinq enfants. Adam, Noé, Moïse, Ève, Marie.
- Pas mal, pour un humain !
- J'espérais bien en faire douze.
- Toute une portée, s'écrie une voix, dans le fond ?!
- T'as du courage, s'exclame une autre.
- Faut du savoir faire, termine une troisième !
- Oui, reprend Job, enfin... on ne les fait pas tous en même temps non plus ! »

Il soupire et reprend  :

« Je m'y vois encore... Je dessine des plans avec mon fils de quinze ans pour lui apprendre le métier. »

L'homme trace un carré du doigt dans l'herbe devant lui..

« Étalés sur de grandes tables, ces dessins représentent les vues d'une maison qu'on va construire. Lui, seul rouquin de la famille, penche effrontément ses taches de son vers l'un des plans que je viens de finir et s'exclame :

        « Dis-donc, si tu poses ton toit là-dessus, tu vas avoir des problèmes !
        - Quoi ? »

Je suis absorbé par la réalisation d'une fenêtre hexagonale. Une grande page de parchemin vierge est étalée devant moi... j'y vois presque les bords apparaître...

        « Tu poses un toit en double pente, sur une maison à six côtés...
        - Oui !?
        - T'auras quatre murs en biais, par rapport à la poutre faîtière.
        - Et alors ?
        - Tu les as taillés droit, sur le dessus. Ton toit, lui, va se poser en biseau !
        - Hein ?
        - En pente ! »

C'est à ce moment que le sol s'est remis à trembler.
Je l'ai senti d'abord par la plante des pieds. C'est monté le long de mes jambes, puis jusqu'au bassin...

J'ai relevé la tête.

Devant moi, un pot de craies et un bocal de buvards s'entrechoquaient déjà sur une étagère. Le contour des losanges du zôme devenait flou, comme tracé à la craie... Je commençais à sentir mes genoux comme du coton.
- Ton zôme, là, intervient le lapin gris, c'est difficile à se représenter. »

Job réfléchit un instant. Il reprend :

« Imagine qu'on développe une sorte de dôme à facettes à partir d'un polygone régulier, comme un carré, un hexagone, ou encore un octogone pour un zôme huit. Ca part vers le haut en spirale. Mon atelier d'étude reposait d'abord sur huit faces en triangles penchées vers l'extérieur, sur lesquelles venait se poser une autre rangée de huit losanges verticaux comprenant deux portes et deux fenêtres disposés en croix. Le toit fermait l'ouvrage, par trois autres rangées de losanges tournés vers l'intérieur.
- Ça ressemble à un diamant bien taillé, ton truc.
- Tu connais les diamants ?
- J'en ai déjà vu, répond l'animal.
- Ah, d'accord. Eh bien, imagine-toi à l'intérieur d'un diamant en bois taillé sur huit côtés. Sur quatre faces verticales s'ouvrent en croix deux portes et deux fenêtres. Sur les quatre autres, des étagères couvertes de rouleaux de parchemin, de pots de craie, de bouteilles d'encre, de nécessaires à dessin et à calligraphie se brouillent dans un flou artistique total. Toi, tu ne sens plus tes genoux ni ton ventre tellement t'as les talons et la poitrine qui tremblent. Autour de toi, de grandes tables à dessin sont lancées dans un ballet au ralenti et tout l'univers vibre.
- Aaaahhhhhh ! Merci.
- A ton service ! En levant les yeux, j'ai vu l'un des panneaux du toit qui commençait à céder. Une pointe du losange s'était désolidarsiée du reste. Le panneau s'est mis à pendre, toujours accroché par l'autre pointe. Je pouvais distinguer le chaume du toit par la nouvelle ouverture.
Pendant un instant, on s'est regardé, Adam et moi, sans oser bouger. La mode était revenue aux coiffures mi-longues. Mon fils avait les cheveux légers pour un rouquin. Un nuage de rouille volait tout autour de sa tête. Ses yeux verts se diluaient dans son visage  ; je ne voyais plus du tout ses taches de son. Derrière lui, une table dérivant sur la droite ouvrait un chemin vers la porte sud. »

J'ai tendu un bras vers elle en criant :

« Sauve qui peut ! »

Et j'ai tourné les talons vers la porte nord.

Tout s'est passé à une vitesse vertigineuse.

L'instant d'avant, je me jetais sous une table qui me barrait le chemin. Je les avais bâties en chêne massif, rectangulaires, sur six pieds chacune.

J'ai jailli de sous la table, pour voler littéralement vers la porte.

Dans le même temps, j'ai entendu un fracas phénoménal derrière moi. Le panneau en losange du plafont avait dû s'abattre, mais je ne suis pas resté pour vérifier ma théorie.

J'ai ouvert la porte à la volée et je me suis retrouvé dans la cour.
Devant moi, la chapelle découpait sa silhouette sur un ciel parfaitement bleu.

- La chapelle, demande une voix vers le troisième rang ?

- Oui, répond Job. C'est aussi un bâtiment que j'avais construit, mais pour le culte. Ce sont les nouvelles croyances qui m'ont poussé à trouver de nouvelles manières de construire. Je voulais une chapelle en croix, mais avec des angles adoucis. Pour l'heure, elle tremblait aussi de toutes ses planches. »

L'albinos lève timidement une oreille :
« Excuse-moi, dit-il, penaud. Mais, culte... religion...
- C'est du bois, répond gentiment le lapin gris. Jusqu'à ce que tu trouve tout seul ce que c'est, c'est du bois. Mais pour ça, il faut écouter le monsieur, d'accord ? »

Le blanc hoche la tête. Le gris reprend pour Job :
« Et alors ? T'es sorti en courant et...
- J'ai entendu le fracas gonfler derrière moi. A mi-chemin entre l'office et la chapelle, je me suis retourné, juste à temps pour voir s'effondrer mon office. Les faces en losange s'empilaient les unes sur les autres dans un concert de craquements, sous une explosion de planches et de copeaux s'envolant dans tous les sens dans un nuage de poussière.

Un pied de table a soudain envahi tout le décor.

Tournoyant sur lui-même, en une seconde à peine, il a grossi, enflé, gonflé, au beau milieu d'un magnifique feu d'artifices de copeaux en tous genres... J'ai juste eu le temps d'en imprimer la coupe dans ma mémoire. Parfaitement carrée elle présentait l'estampille calligraphiée en bas-relief de votre serviteur.

Puis j'ai perdu connaissance, dans une explosion de douleur. »

A suivre...

Eric Gélard


mardi 10 juillet 2012

L'Homme qui courait après sa Chance 1.2


 

Episode 1.2 : Raconte !


Ébouriffé, crasseux, couvert de loques...

Job balaie l'assemblée du regard.

Il est assis en tailleur au centre d'une clairière fleurie, devant un auditoire de lapins impatients de connaître ses mésaventures. Ils attendent, couchés en gradins, les oreilles allongées sur le dos pour la plupart.

Surgissant de sa barbe, une araignée court se réfugier dans la longue tignasse emmêlée de ses cheveux noirs.
« Eh bien, commence Job... »

Toutes les têtes se tendent en avant.

« Je ne sais pas trop par où commencer ! »

Une oreille blanche se lève, à l'avant de l'assemblée.

« Moi, moi, je sais, s'écrie un lapin blanc en sautant sur place ! »

C'est un véritable albinos. Son corps est minuscule, surtout comparé à ses oreilles immenses. Ses yeux rouges pétillent tandis que ses camarades se remettent à ruminer... chacun y va de son petit commentaire :

« Et voilà, soupire l'un !
- Y'a Bob qui se rallume, dit un autre !
- On n'est pas sortis du chapeau ! »

Peu à peu, le brouhaha se calme.
Vers le fond, une voix haut perchée dit encore :
« Que quelqu'un lui retire les piles ! »

Enfin, c'est à nouveau le silence.
Le lapin blanc a rentré la tête dans les épaules.
Il lance de furtifs coups d’œils autour de lui.

« Euh... oui, risque Job ? »

L'albinos relève la tête et dit :

« Essaie du début !
- Quoi ? »

L'animal hésite un instant, puis...

« T'as qu'à commencer du début !
- Ah ! »
Job le contemple encore quelques secondes... le lapin pas tout à fait ; son regard vise un peu à côté de lui.

L'homme reprend :

« Heu... merci !
- Pas de quoi !
- Bon alors, réagissent les autres ?
- On peut savoir ?
- On aimerait voir la séance !
- Remboursez ! »

Job laisse une fois de plus les lapins se calmer.

Enfin, posément, il commence :

« Voilà : j'étais charpentier et fils de charpentier, comme le Christ. Je construisais les plus belles maisons du pays. »

Tout-à-coup, une oreille blanche se lève :

« Excuse moi, mais...
- C'est pas vrai, s'excite l'assemblée !
- On saura jamais l'histoire !
- Enfermez-le dans une boîte, qu'il disparaisse ! »

L'albinos balaie les autres du regard...

« Désolé, lance-t-il ! Je m'excuse de vous demander pardon, mais... »

Il se tourne vers Job :

« C'est quoi, le Christ ? »

Un ange passe.

Un par un, les lapins se remettent à ruminer, plus calmement...

« C'est pas faux !
- C'est vrai, ça !
- C'est quoi, le Christ ? »

Désarçonné, Job reprend :

« Heu... eh bien... le Christ, c'est Jésus ; notre sauveur ! Le fils de Dieu !
- Oooohhhhhhh, s'émerveillent les lapins ! »

Vers le fond, un gros brun aux oreilles courtes se dresse sur son train arrière. Il demande en levant une patte :

« Donc Dieu, c'est un charpentier ?
- Non !... Enfin si, en quelque sorte, mais... Le charpentier c'est Joseph.
- C'est qui, Joseph, interroge un noir et blanc à poils longs au centre ?
- Joseph, c'est le père adoptif de Jésus.
- Donc Dieu est mort, réagit un gros noir dans le fond ?
- Non, non ! Bien sûr que non, Dieu n'est pas mort ! »

Un brouhaha monte dans l'assistance.

« Alors il a abandonné son fils, s'insurgent plusieurs d'entre eux ? »
- Mais non ! Euh... »

A présent les lapins murmurent entre eux.
Finalement le gris au premier rang s'avance et dit :

« Excuse-nous, on t'a pas posé la bonne question ! »

Il tend le cou vers Job, pour ruminer de ses moustaches blanches :

« C'est quoi, une maison ? »

Quelques secondes passent.
Enfin, Job reprend :

« Une maison, c'est un abri pour les humains comme moi. On les construit en bois ou en pierre.
- J'ai rien compris, se lamente l'albinos ! »

Au premier abord, ses immenses oreilles le font paraître adulte, mais il a une bouille vraiment jeune.

Il louche !

Derrière lui, un lapin blanc-crème se penche et zozote :

« C'est comme un terrier, mais posé sur la terre. Tu peux baisser tes oreilles, s'il te plaît ?
- Aaahhh !
- Et alors, poursuit le lapin gris, tu construisais les plus belles ?
- Les plus belles du Pays, reprend l'homme en écho. Les miennes étaient en bois. »

Tous les lapins sont à nouveau couchés dans l'herbe.
L’œil égaré dans ses souvenirs, Job soupire :

« Je les construisais par panneaux. »

Un ange passe encore. Enfin, l'homme regarde l'assistance :

« Jusque-là, on construisait en tunnel. On montait une charpente sur des fondations... »

Il balaie l'assemblée du regard...

« On fabriquait d'abord un squelette. Un squelette en bois, en forme de tunnel ; coupé en rectangle, mais avec un sommet pointu. On fixait des planches tout autour pour recouvrir la charpente, en ménageant des ouvertures. On recouvrait aussi l'intérieur pour faire des murs et se tenir au chaud. Ensuite, on couvrait le toit avec du chaume, de la tuile ou de l'ardoise. La forme des maisons restait classique ; rectangulaire.

Moi, je construisais d'abord les murs.

J'assemblais un coffrage par terre... le squelette d'un seul mur. Je le couvrais de planches sur deux couches ; volige et bardage, en laissant une porte ou une fenêtre à l'occasion. Ne restait plus qu'à lever la cloison et passer au mur suivant. A la fin seulement je couvrais l'intérieur.
Avec cette méthode, je pouvais donner huit côtés à une maison !

- Waaahhhhhh, s'émerveillent les lapins.
- Huit côtés à un terrier, rêve l'un !
- Ça doit être beau, fantasme un autre !
- Mon prochain, je le fais comme ça, décide un troisième !
- Non, s’extasie son voisin !?
- Ça alors, réalise un cinquième lapin !
- Nous aussi, on peut, terminent-ils tous en chœur ! »

A présent, tous les lapins se congratulent les uns-les-autres. Ils se serrent l'oreille, la tête penchée l'un vers l'autre, en se félicitant :

« Bravo, t'es un génie !
- Toi aussi ! »

Puis passent à l'autre voisin :

« Bravo !
- Belle performance !
- T'as vu ?
- Ouaich, nous aussi, on peut !
- Évidemment, pour construire, on creuse !
- Moi, mon terrier, il aura neuf côtés.
- Et moi douze ! »

Enfin, tous se tournent vers Job.

Au premier rang, le lapin gris allonge le cou :

« En fait, t'es un genre d'inventeur ? »

Job réfléchit un instant...

« Oui, mais j'ai juste inventé une façon de construire !
- Et tes maisons avaient huit côtés ?
- Pas forcément ! Je pouvais donner la forme que je voulais à une maison ! Un jour, un roi m'a commandé une tour pour sa fille.
- Il voulait la mettre en cage, demande l'albinos ?
- Non, c'était juste une mode. En ce temps là, il était de bon ton que les princesses attendent leur prince charmant cloîtrées en haut d'une tour, gardées par un dragon. »

Au premier rang, un tout petit lapin brun s'avance et risque:

« Un vrai dragon ?
- Non ! Enfin presque ! C'est comme-ça qu'on surnommait les gouvernantes. Quoique... »

Le regard de Job se perd à nouveau dans le vide...
Il balaie le premier rang des yeux...
Tous les plus jeunes lapins sont devant.
Enfin, il se décide :

« Dans le dernier pays que j'ai traversé, il y a une légende qui court ; celle d'une princesse qui attend, gardée par un vrai dragon. »

Tous les petits lapins au premier rang frémissent.

« Un gigantesque lézard volant, avec des dents et des griffes à vous déchiqueter toute une clairière de lapins en une seule assiettée mais... allez savoir... si ça se trouve, le surnom des anciennes gouvernantes a dégénéré en légende...
Pour la fille de ce roi, j'avais bâti une immense tour en bois. Elle s'élevait sur huit étages. Son rez-de-chaussée avait douze côtés. Le premier étage, onze ; Le deuxième, dix ; le troisième, neuf et ainsi de suite jusqu'à quatre au sommet. C'était une magnifique pièce montée.
- Et alors, demande l'albinos, les yeux écarquillés de travers ? »

Job laisse passer quelques instants, les bras levés devant lui.
On entend toujours souffler le feuillage des arbres tout autour.
Un bourdon vient voleter, lourdement, devant ses paumes ouvertes doigts en l'air.
En vrombissant, le gros insecte jaune et noir touche un annulaire, puis un index, passe à l'autre main ; renifle un pouce, un auriculaire et s'en va.

Tous les lapins ont les oreilles tendues en avant.

Enfin, Job se décide :

« Un tremblement de terre est passé. »

A suivre...

Eric Gélard