jeudi 12 juillet 2012

L'Homme qui courait après sa Chance 1.3


Épisode 1.3

 

Un frémissement parcourt l'assemblée de lapins rangés en gradins devant Job.
Au deuxième rang, un lapin jaune s'exclame :

« Dur ! »

Joignant ses petites pattes avant, le gris lève un regard contrit et rumine :
« Mortel, le tremblement de terre ?
- En temps ordinaire, non ! Ce n'était pas le premier, mais...-
- 'scuse moi, intervient l'albinos en levant une oreille !
- Non, rouspète l'auditoire !
- Pas encore !
- Mais finissez-le en civet, qu'on connaisse la suite !
- Par pitié ! »

Leur mécontentement remonte l'assemblée comme une vague vers le dernier rang.
Job se tourne vers le lapin blanc :

« Oui ?
- C'est les tornades qui passent ! Un tremblement de terre, ça passe pas, ça tremble !
- Oui, non, mais alors ça, zozotte le blanc-crème derrière lui...
- On s'en tape les claquettes, termine un autre, plus loin. »

Job reprend sa respiration.
Des murmures parcourent encore les lapins :

« C'est vrai, quoi !
- Qu'il passe ou qu'il tremble...
- Rien à taper !
- Quand-est-ce qu'on le mange ?
- Désolé, minaude l'albinos en rentrant la tête entre les épaules. Je trouvais ça important... »

Le calme revient.
On entend à nouveau chanter la forêt tout autour de la clairière.
Le petit blanc lance encore d'une toute petite voix :

« C'est vrai, quoi ! Ça laisse pas de trajectoire, un tremblement de terre ! »

Toujours assis en tailleur, Job réfléchit un instant.
Il regarde le lapin blanc et dit :

« Non, mais, en fait, c'est pertinent ! Je te remercie, il se trouve que ce tremblement de terre là en a laissé une.
- Quoi, une trajectoire ?
- Oui. »

L'albinos baisse l'oreille.

Il demande :

« Comment ? »

Job répond :

« Un matin, tout s'est mis à trembler. »




Il balaie l'assemblée du regard.

« D'abord une petite secousse.
J'étais encore au lit.
Je sortais d'un rêve assez tribal.
Dans ce rêve, des gens dansaient dehors, sous les étoiles, devant une grande muraille en damier noir et blanc. Le mur crachait une vibration énorme accompagnée de sons étranges, sous des lumières colorées.
La musique était plutôt rythmée, mais forte!
Ça tremblait de partout et les gens criaient : « Allez ! », en sautant sur place.
Une bonne part d'entre eux étaient chauves. Bon nombre arboraient des bijoux plantés un peu partout dans le visage et même dans les bras.

- Wahhh, s'exclame le petit brun au premier rang. Ça, c'est un rêve effrayant  !

- Oui et non... en même temps, la musique était... je ne sais pas... vraiment très entraînante. Mais c'était étrange. Je dansais. Quelqu'un me parlait, à ma droite.

J'ai tourné la tête.

Là, un autre type dansait aussi en me souriant. Le crâne rasé sur les côtés, il avait les cheveux verts et coiffés en crête comme un plumeau sur un haume. Un anneau lui transperçait le nez et quatre autres les oreilles.
Un petit point vert clignotait au milieu de son front.

J'ai dit  :

        « Pardon ?
        - Ça tremble hein ?
        - Ah ! »

Il hurlait en sautant sur place :

        « C'est un pote qui fabrique les blanches !
        - Ah bon ? »

Je ne comprenais rien à son charabia.

Soudain, tout s'est mis à disparaître. Il faisait de plus en plus noir, j'entendais de moins en moins la musique...
Et je me suis réveillé.
Je me suis retrouvé au lit, mais ça tremblait toujours.
Marine avait déjà quitté la paillasse.
- Marine, demande le lapin gris ?
- Ma femme.
- T'es marié ?
- Je l'étais. »

Job laisse passer quelques secondes...

« A une jolie couturière. C'était la fille d'un ami de mon père, charpentier lui aussi. Blonde aux reflets cuivrés... elle accrochait le Soleil chaque fois qu'elle tournait la tête.
- Laquelle, demande le gros brun vers le fond ? La tienne ou la sienne ?
- Pardon ?
- Elle tournait quelle tête, précise un autre lapin sur la droite ?
- Les deux, mon Capitaine, répond Job. »

Son regard se perd dans le vide.

« Elle était déjà levée.
J'étais seul dans la chambre austère, allongé sur mon lit ; un grand matelas rembourré d'un mélange de plumes et de paillasse.
Et ça tremblait. Sous la fenêtre, le gros coffre qui me servait de commode s'était séparé du mur. Il avançait vers le lit à pas de fourmis. Face à lui, La penderie de Marine s'était aussi mise en mouvement, s'éloignant des lambris du mur. Devant moi, les contours de la porte me parvenaient plus que flous ; pas moyen de décider si c'était à cause de mes tremblements ou des siens. Tout l'univers vibrait dans un grondement bas et régulier, alors que mes paupières collaient encore.
- 'scuse moi, lance l'albinos en levant une oreille, provoquant de nouveau la désapprobation des autres lapins.
- Oui, soupire Job ?
- C'est quoi les lambris ? »

Le lapin gris intervient en levant une patte.

« Tu permets, demande-t-il à Job ?
- Heu, je t'en prie !
- Ta maison, c'est toi qui l'a construite ?
- Euh, oui !
- Écoute, poursuit-il à l'intention de l'albinos ! Lui, reprend-il en montrant Job de la patte, il construit des maisons en bois...
- Je construisais, le coupe Job.
- On s'en tape. Ses maisons étaient en bois. Donc les lambris, c'est du bois, et tout ce que t'entends et que tu comprends pas, c'est du bois. Répète après moi : c'est du bois ! A toi :
- C'est du bois, répète l'albinos, penaud.
- Voilà, termine le gris en regardant Job ! Continue, et si tu peux faire court, s'il te plaît, ce serait bien, on aimerait savoir !
- Ah, heu... d'accord. »

Job rassemble ses esprits.

« Eh bien, ça a tremblé, comme ça, presque jusqu'à ce que les meubles touchent le lit, et puis ça s'est arrêté.
- C'était du petit tremblement de terre, lance une voix vers le fond.
- Oui, mais, ce n'était qu'une alerte, reprend Job. Ça a recommencé, plus tard, vers le milieu de la matinée. J'étais dans mon office, une dépendance en forme de zôme... »

L'Albinos lève une oreille...

« Le zôme, c'est du bois, lui crache le lapin gris au visage ! »

Ce dernier s'immobilise quelques secondes, les yeux presque exorbités. Il inspire un grand coup, puis...

« Désolé, expire-t-il. Par pitié, laisse le monsieur conter son histoire ! »

Le petit albinos aux si grandes oreilles a presque complètement rentré la tête dans ses épaules.

« Merci, reprend Job. Mais en fait, le zôme, c'est plus une forme géométrique que j'ai découverte. Une sorte de dôme à facettes en losanges qui...
- Le tremblement de terre, le coupe le lapin gris ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Eh bien, ça a tremblé une deuxième fois. Je travaillais dans mon office, avec mon fils aîné ; Adam.
- T'as un fils, demande le lapin gris ?
- J'avais cinq enfants. Adam, Noé, Moïse, Ève, Marie.
- Pas mal, pour un humain !
- J'espérais bien en faire douze.
- Toute une portée, s'écrie une voix, dans le fond ?!
- T'as du courage, s'exclame une autre.
- Faut du savoir faire, termine une troisième !
- Oui, reprend Job, enfin... on ne les fait pas tous en même temps non plus ! »

Il soupire et reprend  :

« Je m'y vois encore... Je dessine des plans avec mon fils de quinze ans pour lui apprendre le métier. »

L'homme trace un carré du doigt dans l'herbe devant lui..

« Étalés sur de grandes tables, ces dessins représentent les vues d'une maison qu'on va construire. Lui, seul rouquin de la famille, penche effrontément ses taches de son vers l'un des plans que je viens de finir et s'exclame :

        « Dis-donc, si tu poses ton toit là-dessus, tu vas avoir des problèmes !
        - Quoi ? »

Je suis absorbé par la réalisation d'une fenêtre hexagonale. Une grande page de parchemin vierge est étalée devant moi... j'y vois presque les bords apparaître...

        « Tu poses un toit en double pente, sur une maison à six côtés...
        - Oui !?
        - T'auras quatre murs en biais, par rapport à la poutre faîtière.
        - Et alors ?
        - Tu les as taillés droit, sur le dessus. Ton toit, lui, va se poser en biseau !
        - Hein ?
        - En pente ! »

C'est à ce moment que le sol s'est remis à trembler.
Je l'ai senti d'abord par la plante des pieds. C'est monté le long de mes jambes, puis jusqu'au bassin...

J'ai relevé la tête.

Devant moi, un pot de craies et un bocal de buvards s'entrechoquaient déjà sur une étagère. Le contour des losanges du zôme devenait flou, comme tracé à la craie... Je commençais à sentir mes genoux comme du coton.
- Ton zôme, là, intervient le lapin gris, c'est difficile à se représenter. »

Job réfléchit un instant. Il reprend :

« Imagine qu'on développe une sorte de dôme à facettes à partir d'un polygone régulier, comme un carré, un hexagone, ou encore un octogone pour un zôme huit. Ca part vers le haut en spirale. Mon atelier d'étude reposait d'abord sur huit faces en triangles penchées vers l'extérieur, sur lesquelles venait se poser une autre rangée de huit losanges verticaux comprenant deux portes et deux fenêtres disposés en croix. Le toit fermait l'ouvrage, par trois autres rangées de losanges tournés vers l'intérieur.
- Ça ressemble à un diamant bien taillé, ton truc.
- Tu connais les diamants ?
- J'en ai déjà vu, répond l'animal.
- Ah, d'accord. Eh bien, imagine-toi à l'intérieur d'un diamant en bois taillé sur huit côtés. Sur quatre faces verticales s'ouvrent en croix deux portes et deux fenêtres. Sur les quatre autres, des étagères couvertes de rouleaux de parchemin, de pots de craie, de bouteilles d'encre, de nécessaires à dessin et à calligraphie se brouillent dans un flou artistique total. Toi, tu ne sens plus tes genoux ni ton ventre tellement t'as les talons et la poitrine qui tremblent. Autour de toi, de grandes tables à dessin sont lancées dans un ballet au ralenti et tout l'univers vibre.
- Aaaahhhhhh ! Merci.
- A ton service ! En levant les yeux, j'ai vu l'un des panneaux du toit qui commençait à céder. Une pointe du losange s'était désolidarsiée du reste. Le panneau s'est mis à pendre, toujours accroché par l'autre pointe. Je pouvais distinguer le chaume du toit par la nouvelle ouverture.
Pendant un instant, on s'est regardé, Adam et moi, sans oser bouger. La mode était revenue aux coiffures mi-longues. Mon fils avait les cheveux légers pour un rouquin. Un nuage de rouille volait tout autour de sa tête. Ses yeux verts se diluaient dans son visage  ; je ne voyais plus du tout ses taches de son. Derrière lui, une table dérivant sur la droite ouvrait un chemin vers la porte sud. »

J'ai tendu un bras vers elle en criant :

« Sauve qui peut ! »

Et j'ai tourné les talons vers la porte nord.

Tout s'est passé à une vitesse vertigineuse.

L'instant d'avant, je me jetais sous une table qui me barrait le chemin. Je les avais bâties en chêne massif, rectangulaires, sur six pieds chacune.

J'ai jailli de sous la table, pour voler littéralement vers la porte.

Dans le même temps, j'ai entendu un fracas phénoménal derrière moi. Le panneau en losange du plafont avait dû s'abattre, mais je ne suis pas resté pour vérifier ma théorie.

J'ai ouvert la porte à la volée et je me suis retrouvé dans la cour.
Devant moi, la chapelle découpait sa silhouette sur un ciel parfaitement bleu.

- La chapelle, demande une voix vers le troisième rang ?

- Oui, répond Job. C'est aussi un bâtiment que j'avais construit, mais pour le culte. Ce sont les nouvelles croyances qui m'ont poussé à trouver de nouvelles manières de construire. Je voulais une chapelle en croix, mais avec des angles adoucis. Pour l'heure, elle tremblait aussi de toutes ses planches. »

L'albinos lève timidement une oreille :
« Excuse-moi, dit-il, penaud. Mais, culte... religion...
- C'est du bois, répond gentiment le lapin gris. Jusqu'à ce que tu trouve tout seul ce que c'est, c'est du bois. Mais pour ça, il faut écouter le monsieur, d'accord ? »

Le blanc hoche la tête. Le gris reprend pour Job :
« Et alors ? T'es sorti en courant et...
- J'ai entendu le fracas gonfler derrière moi. A mi-chemin entre l'office et la chapelle, je me suis retourné, juste à temps pour voir s'effondrer mon office. Les faces en losange s'empilaient les unes sur les autres dans un concert de craquements, sous une explosion de planches et de copeaux s'envolant dans tous les sens dans un nuage de poussière.

Un pied de table a soudain envahi tout le décor.

Tournoyant sur lui-même, en une seconde à peine, il a grossi, enflé, gonflé, au beau milieu d'un magnifique feu d'artifices de copeaux en tous genres... J'ai juste eu le temps d'en imprimer la coupe dans ma mémoire. Parfaitement carrée elle présentait l'estampille calligraphiée en bas-relief de votre serviteur.

Puis j'ai perdu connaissance, dans une explosion de douleur. »

A suivre...

Eric Gélard


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