Episode 1.5 : Au fond du RêveIl fait nuit.
Je marche au fond des
bois.
Bouleaux, chênes,
châtaigners... les arbes en ombres chinoises se dressent au-dessus
d'un sous-bois aux buissons épars ; houx, ronces...
Dans le coton noir de
leur feuillage se dessinent des oasis de ciel piquetées d'étoiles.
|
Le nez en l'air, je
trébuche sur une pierre.
Pris dans mon élan, je
cours en freinant des pieds ; le sentier étroit descend en
pente abrupte entre les arbres couverts de lierre.
Je cours, je freine,
les bras tendus en avant pour éviter de m'en prendre un.
Miraculeusement,
j'arrive en bas de la pente sans tomber.
Toujours debout, je
pose les mains sur mes cuisses pour reprendre mon souffle.
Derrière moi, au loin,
j'entends toujours cette vibration lointaine, rythmée ; ce son
que je fuis.
Je fuis les montres
molles qui ne sont pas des montres et les chiens qui parlent.
Je reprends ma marche
entre les fourrés.
Le sentier descend
toujours, mais moins fort.
Il descend vers ce qui
ressemble à une clairière, au fond d'une vallée.
L'ombre d'une maison se
dessine en son centre. Une maison toute petite ; à peine assez
grande pour contenir une pièce. Elle est coiffée d'un toit dont le
faîte forme un segment minuscule chevauché par une cheminée qui
fume.
Sortant des bois, je
pénètre dans la clairière.
La maison est entourée
de rosiers, eux-mêmes encadrés d'un par-terre multi-incolore de
tulipes. Le sentier coupe à travers les fleurs, jusqu'à une porte
sombre au sommet arondi.
Je me penche pour humer
une tulipe.
A mesure que je m'approche d'elle, je distingue sa
couleur ; bleu-irisée.
Elle dégage un parfum
sucré.
Je la touche du doigt ;
ses pétales sont collant de pollen.
Elle sent le sucre
d'orge.
Je tire la langue, je
la pose dessus...
C'est du sucre !
Je casse la tige...
Toute la fleur est en
sucre d'orge !
Je croque un pétale.
Il fond immédiatment
dans ma bouche pour couler, onctueux, tapisser ma gorge d'un velours
liquide.
Je regarde la maison.
Je distingue mieux la
porte ; elle est entrouverte.
Je m'approche, passe
entre les roses... dans un nuage invisible mais presque collant de
sucre.
J'avance le bras, pose
la main sur la porte... mes doigts se retrouvent gluants d'une
matière noire et visqueuse.
Je renifle un doigt,
lèche un coup ; du chocolat !
Du chocolat noir, qui
chatouille les papilles gustatives.
Toute la porte est en
chocolat.
Quant-au mur, brun ,
poreux... j'en arrache facilement un morceau des doigts.
J'en mange un morceau ;
c'est du pain d'épices.
Je me retourne,
m'attendant à voir débarquer Hansel et Grettel, les personnages de
Grimm... un petit garçon et sa sœur s'apprêtant à rencontrer la
méchante sorcière.
Personne.
C'est une toute petite
clairière. Au-dela des tulipes, une simple bande herbeuse borde la
lisière des arbes.
Je reviens vers la
porte.
Que faire ?
Je devrais m'enfuir.
Si je pousse cette
porte, je me ferai dévorer par une sorcière.
Je décide de tourner
les talons et partir.
Mais mon bras se tend à
nouveau en avant. Je pousse délicatement la porte, j'avance, la
fleur à la main...
L'intérieur est
beaucoup plus grand que l'extérieur !
Il n'y a qu'une pièce,
mais elle est immense.
Les murs sont en
briques de pain d'épice. Il y en a huit, formant un parfait
octogone. Alors que l'extérieur était carré !
Pas une seule fenêtre.
Des fioles en verre,
des bocaux en terre étiquetés d'une écriture serrée et soigneuse,
des livres et parchemins en rouleaux sont étalés sur des étagères
moulées dans un chocolat plus clair, probablement au lait.
J'ai soif.
Sur ma droite, une
cheminée encastrée dans un mur brûle un feu qui ne dégage
apparemment aucune chaleur. Elle ne devrait pas être là.
En fermant les yeux, je
vois encore le toit, la cheminée en son milieu...
Elle devrait trôner au
centre de la pièce.
De toute façon, elle
brûle, mais ne chauffe pas.
Il y a une chaleur, qui
vient de la direction opposée.
Je ne suis pas seul.
Sur la gauche, un
enfant rêvasse, assis dans un fauteuil dont les coussins semblent en
fourrure, et les accoudoirs en bois.
Enfin un meuble normal.
Le jeune garçon a les
cheveux tellement noirs ! Coiffés en battaille. On dirait un
simple trou dans la réalité, taillé en étoile. Devant lui, posée
sur une table contre un mur, une pierre de la taille d'un poing
rayonne d'une lumière rougeoyante.
Le garçon, vêtu d'une
tunique bleue à l'aspect moyennâgeux, arrache le bout d'un
accoudoir de son fauteuil. Il le porte à sa bouche, en croque un
morceau. Il mâche un peu, laisse fondre et dit, en tendant le
morceau d'accoudoir vers la pierre :
« C'est comme une
lumière invisible, mais qui brûle, lentement. Elle brûle la peau
et te brûle aussi à l'intérieur. »
Sa voix est jeune ;
il n'a pas plus de onze ans.
« Tu chauffes,
répond une voix graveleuse sur sa gauche. »
Près du fauteuil est
couché un loup gris, lui aussi tourné vers la pierre.
C'est lui qui a parlé !
Grand, les poils
hirsutes... un loup effrayant !
« Ah, je chauffe,
demande l'enfant ? »
Quelques secondes
passent.
Le garçon reprend :
« La lumière
passe à travers le verre. Mais pas à travers les murs.
- Là, tu brûles. »
L'enfant croque encore
un morceau d'accoudoir. La bouche pleine de chocolat, il dit :
« Cette lumière
là passe aussi à travers le vivant ; une boîte en bois ne
servirait à rien...
- Il faudrait du
plomb, interviens-je. »
Le garçon sursaute.
Le loup s'est levé
d'un bond. Il se trouve maintenant entre moi et le fauteuil.
La tulipe toujours à
la main, je recule d'un pas.
L'enfant me regarde, à
demi-levé, pesant des bras sur ce qui reste de ses accoudoirs.
Comment fait-il pour ne
pas casser le chocolat ?
« Qui es-tu,
interroge-t-il ? »
Je réfléchis un
instant, puis répond :
« Je ne sais pas,
je... j'ai oublié mon nom ! Je crois que je rêve. »
Le garçon aux cheveux
noirs se lève.
Il s'approche, se place
près du loup, lui flatte l'encolure.
Levant la tête vers
moi, il réagit :
« Moi, je sais
que je rêve. Ce rêve là, c'est le mien. Qu'est-ce que tu viens
faire dans mon rêve ?
- J'en sais rien,
je... je suis arrivé par hasard ! »
L'enfant penche la tête
sur le côté.
« J'ai le parfait
contrôle de mes rêves, et le pouvoir d'empêcher les gens d'y
venir.
- Sans blagues,
réponds-je, narquois. Et tu vas me dire qu'à ton âge t'es déjà
le plus grand magicien du monde ? »
Pendant un instant, le
garçon crispe la mâchoire. Je vois danser ses tempes sous ses
mèches noires.
Il inspire un grand
coup et dit :
« Ha, ha, ha !
T'es un marrant ! Figure-toi que dans mes rêves, j'ai l'âge
que je veux ! Je fais ce que je veux des rêves, les miens comme
les autres. Si tu veux traverser tes songes à poil jusqu'à la fin
de tes jours, vas-y ; fais le malin, qu'on rigole !
- Excuse-moi,
pardon ! »
Il penche encore la
tête de côté, semble réfléchir un instant.
De sa voix rauque, le
loup rompt le silence :
« Quoi, ça te
dérange, d'être tout nu en société ? Est-ce que je porte des
nipes, moi ?
- Je suis désolé !
Je voulais pas vous déranger !
- Qu'est-ce que tu
veux, alors ?
- Je voudrais juste
me réveiller. J'ai l'impression que ça fait un moment que je passe
de rêve en rêve. »
Le loup lève le museau
vers l'enfant. Celui-ci penche son oreille sur lui. L'animal murmure
ainsi quelques secondes. Le garçon se relève. Il me demande :
« On est en
quelle année ?
- Pardon ?
- Toi, dans tes
rêves, tu oublies ton nom. Moi, quand on me dérange, c'est la date
que j'oublie.
- Ah ! Heu...
deux-mille-vingt-quatre. »
Le garçon siffle entre
ses dents. Le loup s'exclame :
« Dis-donc, tu
fais pas les choses à moitié, toi !
- Plaît-il ?
- Non, rien...
t'occupes. Il convient, termine-t-il à l'intention de l'enfant.
- D'accord, répond
le garçon. »
Il s'avance vers moi,
tend la main avec un sourire éclatant et annonce :
« Moi, c'est
Marzhin.
- Enchanté,
réponds-je en lui serrant la main.
- J'ai le pouvoir de
te réveiller, poursuit-il en me lâchant. Mais avant, tu vas devoir
répondre à une énigme.
- Comme le sphinx ?
- Non, pas comme le
Sphinx, intervient le loup. Comme Oedipe. Le sphinx est la personne
qui pose les questions.
- Oui, enfin, une
personne... il avait quand-même un corps de lion.
- De lionne, s'il te
plaît. Et avant que tu dises n'importe quoi sur elle, c'est une
excellente copine. »
Je réfléchis un
instant. Finalement, je dis :
« Ok. Posez-la,
votre énigme ! »
Le garçon joint alors
les doigts des deux mains.
Il penche la tête, les
yeux fermés.
Au bout de quelques
secondes, il la relève et commence :
« Quelle pierre
donne le mal de mer, mais sur terre ; brûle comme le Soleil,
mais aussi à l'intérieur ; et fait pleuvoir la coiffe avant
l'heure ? »
Un ange passe.
Je dis :
« Cest ça, votre
énigme ? »
Pas de réponse.
« Si je trouve
pas, qu'est-ce qui m'arrive ?
- Je t'envoie dans
un autre rêve, répond l'enfant.
- Ah ! Eh bien,
c'est l'uranium. Vous n'en auriez pas une plus dure, par hasard ?
J'aime bien, les énigmes.
- L'uranium ?
- Une pierre qui
brûle tout ce qui l'entoure, mais lentement. Elle est radioactive.
Faites attention, c'est mortel !
- Et tu dis qu'en la
mettant dans une boîte en plomb, j'élimine son pouvoir ?
- Oui. Enfin,
normalement ; je ne suis pas physicien nucléaire !
- Merci. »
Il me contemple encore
un instant, puis...
« Réveille toi,
termine-t-il en levant une main vers moi ! »
De son index jaillit un
jet d'une eau chaude et humide.
Elle m'asperge le
visage tandis que le décor se brouille dans un fondu au noir.
Je ne suis pas debout
mais allongé.
Sur le dos, dans
l'herbe.
Le jet m'asperge
toujours, mais ce n'est pas de l'eau !
Ca sent l'urine !
Un haut le cœur
remonte le long de ma gorge.
Je m'assois d'un bond.
Il fait toujours nuit.
Je me retrouve en
présence d'un chien énorme.
Un chien gris, comme le
loup, mais du genre chien de traineau ou lévrier.
Il me regarde, la patte
arrière encore levée.
Une double cicatrice
lui barre la gueule, encadrant l'oeil gauche.
Le jet d'urine faiblit,
se tarit... le chien secoue la patte et la repose.
Ecoeuré, je
m'exclame :
« Mais, tu m'as
pissé dessus !
- Désolé, répond
le chien. Je t'aurais bien léché la gueule pour te ranimer, mais
tu t'es vomi dessus ! »
Il a la même voix que
le loup de mon rêve.
Je suis envahi d'une
odeur épouvantable, mélange de bile et d'urine de chien.
Il fait toujours nuit.
Je suis assis dans
l'herbe, une jambe en tailleur, l'autre allongée, près d'une
voiture grise.
Le ciel est plein
d'étoiles.
Vers le sud, diverses
vibrations me parviennent, provenant d'au moins trois points
différents, couvertes de musiques qui s'entremêlent.
La terre tremble.
« Oui, eh bien,
reprends-je d'une voix pâteuse, je dois pas être réveillé ;
t'es un chien et tu parles !
- Je suis d'espèce
canine et... »
Je connais bien cette
musique.
L'animal semble
chercher ses mots. Finalement il reprend :
« Disons que tu
te réveilles, mais par paliers. Va pas te réveiller brutalement,
sinon t'auras une journée pourrie. C'est comme en plongée : on
remonte, mais par paliers de décompression.
- Ah bon ?
- Comment tu
te sens ?
- Vaseux, malade, et
au pif ; je pue. Qu'est-ce qui s'est passé ? »
De la techno !
C'est de la musique techno, à tendance harcore.
Mais alors, il y a
plusieurs sons qui s'entremêlent.
« T'as fait un
malaise. J'ai dû virer les guignols pour te venir à l'aide. »
Le nez et les mains en
l'air, doigts écartés, je m'insurge :
« C'est ça que
t'appelles me venir à l'aide ?
- Je te l'ai dit ;
je t'aurais bien léché la gueule, mais t'es couvert de vomi. Tous
les chiens ne sont pas amateurs de choses dégueulasses ! »
J'ose à peine bouger.
Je demande :
« Quels
guignols ?
- Toi, mon gars,
t'en tiens une ! Un crétin avec un t-shirt « Je suis
écolo, Je ne chasse que les filles ! » et sa copine
toxico !
- Heuh...
- C'est pas
grave ! »
Soudain, la portière
arrière de la voiture s'ouvre.
D'une voix à peine
audible, le chien s'exclame :
« Je parle pas,
t'entends ? »
Un barbu sort la tête
et une jambe du véhicule.
Il porte un jean.
« Ce n'est qu'une
mauvaise pilule à avaler, dit-il en se dépliant hors de la
voiture. »
L'autre jambe sort,
suivie des pans d'un long manteau sombre.
La portière avant
s'ouvre aussi.
« Mais tu vas
voir, poursuit le barbu... »
Il me voit et se fige.
« Qu'est-ce qui
s'est passé, s'étonne-t-il ? »
A l'avant, un jeune
homme brun aux cheveux assez courts me contemple avec une légère
grimace de dégoût. Le chien s'avance vers le barbu. Il se met à
pigner, comme pour avoir quelque-chose.
Je réponds :
« Je suis tombé
dans les pommes, j'ai gerbé et ton clebs m'a pissé dessus. »
Etonné, il regarde son
chien. Il lui prend le museau dans les mains, l'air interrogateur. Ce
dernier gémit encore.
« Eh bien,
reprend le barbu, on n'est pas en finale. »
Grisonnant, il doit
approcher la cinquantaine. Son manteau laisse entrevoir une
chemise grise.
Toujours les yeux sur
moi, le jeune me dit :
« Je dois avoir
un change à ta taille, si tu veux. Et des bouteilles d'eau dans le
coffre. »
Je réponds :
« Merci ! En
fait, heu... je veux bien ! »
De l'autre côté de la
voiture, la porte avant s'ouvre aussi. Une fille en descend. Les
cheveux mi-longs, noirs, elle jette un œil sur moi, fait la moue,
puis...
« Ca tombe bien,
prenez votre temps, je vais au petit coin !
- En pleine nature,
réagit le jeune homme ?
- Pas le choix,
répond la fille.
- Attends-moi, au
moins ! Je vais faire le guet !
- Pas le temps. Je
vais par là, termine-t-elle en montrant des bosquets, plus
loin. T'as qu'à me rejoindre ! »
Elle ferme la portière,
puis se dirige vers le fond du champ.
Le jeune homme jaillit
de son véhicule. Il en fait le tour, ouvre le coffre. Il en sort un
sac de sport et une bouteille d'eau. Même à la lumière des
étoiles, on voit ses muscles travailler, à travers un t-shirt serré
noir.
Il pose son chargement
dans l'herbe, ferme le coffre et dit :
« Partez pas sans
nous ! »
Le gars fait deux pas
vers le fond du champ, semble se souvenir de quelque-chose et
revient. Il me demande :
« Ils sont passés
où, les autres ?
- Quoi, les
guignols ?
- C'est ça, ouais !
Les guignols !
- Eh bien, le chien
les a coursés et... ils sont partis. »
Un ange passe.
« Ok, réagit-il
finalement. »
Il se penche vers le
chien, pose sa main sur la tête de l'animal et dit en le caressant :
« Merci, vieux.
Tu me tire une épine du pied ! »
Le chien émet un
aboiement bref. Le gars se relève. Il lance encore :
« On n'en a pas
pour longtemps. »
Enfin, il tourne
le dos et s'enfonce dans le champ couvert de voitures, la brume aux
pieds.
|
A suivre...
Eric Gélard
Eric Gélard