La Foire aux Monstres
« On avait retrouvé l'autre
sentier, non sans mal. Les jeunes châtaigner ont beau pousser bien
rangés autour de leurs parents, c'est pas évident de se faufiler en
voiture entre les bosquets d'arbres. Par endroits, mon mec a
carrément dû contourner des familles entières avant de retrouver
la direction présumée des carrières où Fred prétendait trouver
le Tek-Noz.
A un moment, j'ai voulu fermer ma vitre, à cause des châtaignes et des nuages de feuilles mortes soulevées par les micro-tornades des coussins d'air. Mais Supergol m'a arrêté du bras, depuis la banquette arrière. C'est là que je me suis rendu compte qu'il avait enlevé sa ceinture... mais depuis quand ? En me remémorant la façon dont il s'était presque couché sur sa copine pour baisser la vitre de gauche, je me dis qu'il la portait même pas quand on s'est fait contrôlés par la gendarme. |
Je nageais en plein cauchemar.
« On entendra pas le son, si tu
fermes, aboyait Fred. Tu veux trouver le tekos, ou quoi ? »
J'ai failli lui répondre :
« Quoi ! »
Et puis on a trouvé le sentier ;
le G.R. Rouge-jaune-rouge. Yohann s'est engagé dessus, braquant à
droite. On a encore plané, comme ça, pendant quelques trois-cent
mètres, puis la forêt s'est éclaircie. On a d'abord vu une
voiture, garée à l'arrache, sur la droite. Puis un van marron sur
la gauche, et enfin deux files de véhicules divers, de chaque côté,
avant de déboucher dans les carrières. Yohann a commencé à nous
engager sur l'une des dernières places libres, mais Fred l'a stoppé,
s'exclamant :
« Non, non ! Vas-y, vas-y,
fonce ! On trouvera bien de la place au centre ! »
N'ayant jamais mis les pieds dans une
teuf, j'ai rien dit. J'en avais marre d'argumenter pour rien. Marre
de perdre mon calme à cause de cette sous-nouille.
Alors on a continué, pour découvrir...
Là, tu vois, je trouve pas mes mots.
- A ce point là ?
- Ouais. Je me croyais en plein
cauchemar, mais là, c'est devenu carrément indescriptible.
Sous les étoiles se découvraient les
carrières. En d'autres circonstances, j'aurais trouvé ça
magnifique ! Nous sortions des bois pour découvrir la montagne
dans toute sa splendeur. La teuf s'était posée sur un large
plateau. A droite, un long muret en pierre de schiste protégeait le
promeneur du vide. A gauche, la montagne semblait comme croquée par
un géant ! Je te jure : en divers endroits, c'était comme
l'empreinte de mâchoires titanesques laissées dans une pomme géante
entamée.
Et par strates ! On n'avait pas
croqué dans une pomme, mais dans un gigantesque mille-feuilles !
Au carrières de Kerfondu, on extrayait du schiste. Ou plutôt, on en
avait extrait, la voiture est d'abord passée entre des bâtiments
quelque-peu vétustes. Bas, aux toits de schiste comme rongés par la
galle, les anciens locaux présentaient des fenêtres aux vitres
explosées et des portes à peine attachées sur leurs gonds.
- T'as l'air de t'y connaître, en
pierres !
- Je les collectionne. Depuis
toujours ! J'aurais donné ma chemise, pour visiter un endroit
pareil.
Mais là, non. Devant les locaux
abandonnés, dès l'entrée du tekos, on pouvait voir les teufeurs se
dépouiller la tête. La plupart des mecs étaient torse-nu. Et avec
des têtes : Tout-à-coup, Fred et sa copine me semblaient
beaux, comparés à eux. Tu sais, Coconne, elle est jolie, avec ses
tresses ; un quadrillage de tresses blondes toutes petites
autour d'une natte plus grosse... même avec ces bijoux plantés
derrière ses yeux et cet espèce d'anneau africain dans la lèvre
inférieure... jusque-là, ça me paraissait bizarre, mais pas
moche ! En arrêtant la moquette et en se renflouant un peu les
joues, elle aurait pu être carrément belle !
Enfin, c'est ce que je me disais
jusque-là !
Et puis, tout-à-coup, en voyant ces
gens presque tous chauves – même les filles -, maigres...
maladifs ; j'ai eu peur. Certains sniffaient leur drogue, assis
contre les murs vétustes des anciens locaux. D'autres se passaient
des bangs à la ronde.
- Des bangs ?
- Des pipes à eau. Et artisanales,
encore ! Ça sert à fumer de l'herbe ou du haschisch, disons
de façon quelque-peu plus violente qu'au pétard. Ils appellent ça
shooter une douille. Les plus beaux sont paraît-il faits d'un tube
de bambou. Au tiers de la hauteur, un tube plus fin traverse le gros
pour plonger dans un fond de liquide. Sans rire, certains utilisent
de la vodka à la place de l'eau ! Mais là, il s'agissait
visiblement de bouteilles en plastique détournées pour les besoins
d'une dépouille improvisée. Toujours percées d'une tige creuse
terminée par la fameuse douille ; probablement la tête
découpée d'un marqueur indélébile en zinc.
- T'as quand-même l'air de t'y
connaître, là aussi !
- Je te l'ai dit, sur la falaise!
Depuis que le parasite squatte chez-nous, il y organise presque tous
les soirs des fumette-parties !
Enfin bon. Dans cette douille, tu mets
ta beu ou ton schit, mélangé avec un peu de tabac, et au briquet,
tu l'allume en aspirant par le haut du bang. Et comme ça, tu deviens
encore plus con que tu ne l'était avant de tirer ta douille. C'est
fun, c'est fart, ça t'enferme dans le coton et plus rien ne
t'atteint.
- T'as essayé ?
- Ça va pas, non ? Je tiens à
mes neurones !
Donc voilà ; dès l'entrée, on
voyait les gens se dépouiller la gueule, voire même faire leur
biz : d'autres teufeurs, debout, semblaient engagés en grande
conversation mais serrée, tu vois, presque à se toucher de la tête
en jetant des regards furtifs alentours, en s'échangeant ce qui ne
pouvait être que thune et drogues.
J'en ai presque oublié le son !
Mais ça vibrait, plus fort que jamais.
En dépassant les bâtiments, c'est là qu'on a découvert un plateau
couvert de véhicules, voitures, camionnettes, mais éparpillés
comme une acné naissante sur le visage d'un ado.
Je m'attendais... je ne sais pas, moi !
D'après les descriptions de Fred, je pensais découvrir de vrais
murs de son, tu vois ; des enceintes empilées en murailles,
avec un DJ et ses platines derrière chaque mur ou à côté... mais
non.
Ah ça, des enceintes, il y en avait
quelques unes. Éparpillées au petit bonheur la chance entre les
véhicules. Et des danseurs, aussi... enfin ; des loques en
kaki, voire torse-nus, couverts de piercings, de scarifications,
même ; on évoluait entre eux, cherchant d'après Fred
l'emplacement le plus au centre de ce qu'il osait appeler un
teknival. Et tu sais quoi ? Une bonne part, j'aurais bien été
en peine de te dire si c'était des filles ou des mecs.
Il y avait des gens couchés par-terre,
aussi. Ils s'étaient apparemment endormis sur place. Yohann devait
louvoyer par endroits pour éviter de passer dessus.
La musique techno sortait de partout.
Certains camions, certaines voitures même présentaient de grosses
enceintes, le coffre ouvert, et tout le monde y allait de son
RAM-dam, participant à une cacophonie insupportable.
- A ce point là ?
- Je vais te dire ; c'était
même pire.
A gauche, la paroi en mille-feuille de
la montagne renvoyait l'écho du moindre son, du moindre cri parce
qu'en plus, les gens criaient ! Ils criaient :
« Allez ! »
Ou encore :
« Culés ! »
Voire même des hurlements désarticulés
censés probablement exprimer l'extase ! Et tout ça, plus les
vibrations mal rythmées... tout ça, c'était renvoyé par la
montagne avec un tel manque de synchronisme ; j'avais envie de
hurler moi-même, mais de terreur !
Surtout qu'on passait pas inaperçus !
Tous se retournaient sur notre passage. Je me suis soudain rendu
compte de la vétusté de tous les véhicules présents sur le site.
On arrivait dans le seul véhicule neuf de la teuf.
Ducon, derrière, semblait en pleine
extase, convaincu qu'on avait trouvé le bon site.
Finalement, il s'est exclamé en
tapotant l'épaule de mon mec :
« C'est bon ; arrête toi
là ! »
Yohann a stoppé la voiture.
Il a pas coupé le moteur tout de
suite.
Lui aussi regardait autour de nous avec
une expression plus que dubitative... inquiète même, ce qui, chez
lui, voulait beaucoup dire.
J'ai lâché :
« C'est pas possible ! C'est
pas là ! »
D'un ton goguenard, Fred m'a répondu :
« Mais où tu veux que c'est,
Gougourde ? »
En temps ordinaire, j'aurais sans doute
repris une telle faute de langage en le traitant d'inculte. Mais là,
tu vois, j'étais morte de peur. Là, dehors, c'était la foire aux
monstres. Mais c'est nous qui étions en cage ; tous les regards
étaient pointés sur nous. Oh, personne ne s'approchait ! Ils
nous dévoraient néanmoins du regard, dansant sur place, attendant
qu'on sorte du véhicule.
Passant son pouce sur le capteur
derrière le volant, Yohann a coupé le moteur. J'ai entendu les roues se déplier, sous la voiture. On s'est posés en douceur. Ouvrant sa portière,
Fred a jailli hors de la voiture. Sa copine l'a suivi par le même
chemin. Moi, j'osais tout simplement pas sortir. Paniquée, j'ai
regardé mon mec. Lui non plus, ne savait visiblement pas quoi faire.
Finalement, il m'a dit :
« Attends là ! »
Et il est sorti à son tour. Il a fait
le tour de la voiture pour rejoindre les autres.
Une fille s'approchait de Fred. Elle
arborait une espèce de crête rose bonbon entre deux plaques de
métal comme vissées sur son crâne. Elle portait un t-shirt moulant
kaki ; c'est comme ça que j'ai su que c'était une fille !
Ça et les cheveux roses, quoique... plus rien ne m'aurait surprise.
Et puis, un pantalon vert camouflage sous une jupe noire.
Un mec approchait aussi, grand,
torse-nu, musclé quoique noueux de partout, en pantalon de
camouflage lui aussi... c'est là que j'ai réalisé que tous étaient
vêtus de surplus militaires. Le Fred faisait déjà complètement
tache, avec son t-shirt de farces et attrapes.
- Comment ça ?
- Je l'ai pas dit ? Il porte un
t-shirt vert camouflage, lui aussi, mais avec une grande inscription
à la teintures blanche sur la poitrine.
Ca dit :
« Je suis écolo, je ne chasse
que les filles ! »
Le genre de truc qui résume d'avance
et sa mentalité et son quotient intellectuel, quoi !
En voyant la fille approcher, Concon a
lancé :
« Salut ! »
Par ma vitre ouverte, je l'entendais à
peine, dans le vacarme environnant. La fille a répondu :
« Ouais !
- Dis donc, poursuivait Fred ;
c'est bien ici, le son des Poches !
- Quoi ? »
Le mec, lui, s'approchait de la
voiture. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il était pas chauve.
Ou alors si, mais seulement du côté gauche. Sauf que, de ce côté
là pointaient des cornes, je t'assure ! De grosses cornes
cônique, une sur la tempe, l'autre vers l'arrière du crâne. Du
côté droit poussait un duvet brun rasé en spirale ! Et un
visage ! Maigre, aux yeux profondément enfoncés dans leurs
orbites... effrayant !
En entendant Fred, il s'est ravisé.
Yohann aussi, en voyant le monstre se
diriger vers moi, avait commencé à revenir vers la voiture. Mais à
ce moment là, tout s'est figé. Miss Tresses, la copine de
Nounouille, s'était pour sa part accrochée au bras de son crétin.
Le grand mec a fait un pas vers Fred en
criant :
« Tu peux répéter ?
- Je te demande de confirmer à
notre copine que c'est bien le son des Poches, insistait Supergol
avec un sourire niais. Elle veut pas me croire ! »
Tout-à-coup, le gorille à cornes a
explosé :
« J'encule les Poches !
- Ouais !
- Ouaiiiiiiiis !
- Alleeeeeez !
- On les met profond, les Poches ! »
J'ai réalisé soudain qu'on était
encerclés. De partout, une foule de teufeurs mécontents
s'approchaient de la voiture. Des gars, des filles, des monstres aux
visages menaçants. L'un d'entre eux a hurlé :
« Ils ont pas voulu de nous, les
Poches ! »
Là, au moins, j'étais fixée :
on n'était pas au bon endroit. Mais tu vas rire, le Fred a insisté :
« Ah bon ? Mais nous, on
cherche le son des Poches, c'est où ? »
Toujours hurlant, le cornu a fait deux
pas vers Fred et sa copine en ouvrant les bras à la ronde :
« Quoi, il est pas bien, notre
son ?
- Heu... si, mais... »
Le gars était sur lui. Il l'a attrapé
au col. L'arrachant de sa copine, il l'a carrément soulevé du sol.
On voyait une fureur indescriptible, sur son visage. Les autres
s'attroupaient tout autour. Mon mec est arrivé derrière le géant,
il lui a donné un coup de poing dans les côtes, par derrière. Ça
l'a littéralement plié en deux ; il a dû lâcher Fred.
Mais il s'est vite redressé. Mon mec
et lui se sont retrouvés face à face. L'autre prenait une vraie
pose de gorille. Yohann, lui, s'était mis en garde. Il fait du
Jiu-jitsu, tu sais... enfin, il faisait avant que Nounouille vienne
pourrir notre vie. Mais là, il s'est rapidement retrouvé encerclé,
d'autres mecs commençaient à prendre des poses menaçantes, tout
autour.
Tu vois, là, j'ai cru à ma dernière
heure, termine la conteuse dans un sanglot. »
Quelques secondes passent dans le
silence. Vers le sud, on entend vibrer la terre. La jeune femme,
presque assise au pied de l'arbre, prend une grande inspiration et
reprend :
« Mais surtout, j'ai cru à la
dernière heure de Yohann. Je te l'ai dit, je pourrais pas vivre sans
lui. S'il l'avaient tué, je me serais volontiers offerte en
sacrifice !
- Mais vous en êtes sortis, devise
l'autre voix féminine depuis une branche basse !
- On en est sortis, oui, répond la
jeune femme en séchant ses larmes d'une main. Mais je te jure,
c'est vraiment pas grâce au Fred.
Un autre mec a débarqué de
nulle-part, on se serait crus dans un mauvais polar ! Petit,
noueux lui aussi, vêtu comme les autres de surplus de l'armée,
complètement chauve mais sans piercings ni scarifications ni cornes
ni quoi que ce soit d'autre à part un flingue !
Comme un génie jaillissant de sa
lampe, ce gars est sorti de la foule en brandissant un flingue et en
hurlant :
« Police ! Tout le monde se
fixe ! »
|
A suivre...